RECENSION
Par Matthijs Gardenier, Docteur en sociologie et chargé d’enseignement à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3.
Complosphère est le premier ouvrage de Raphael Josset, Docteur en sociologie et chercheur au Ceaq à Paris. Ce petit volume vient de paraitre chez le nouvel éditeur Lemieux. Il se donne pour objectif d’analyser le regain des théories du complot ces dernières années. Pour l’auteur, les nouveaux médias que sont les réseaux sociaux et plus largement le web, notamment 2.0, forment une fantastique caisse de résonnance pour ces théories. Dans une prose dense, foisonnante et parfois ardue, il offre une synthèse de l’imaginaire complotiste et pose des clés d’interprétation de ce mode particulier de pensée.
Le livre s’ouvre par le rappel de l’importance que les théories du complot ont progressivement prises au cours de l’histoire des idées occidentales. En prenant l’exemple des attentats du 7 janvier 2015 à l’occasion desquels toute une série de thèses complotistes ont spontanément fleuri, l’auteur montre la part non négligeable que cette vision du monde a progressivement acquise dans les représentations collectives.
La première partie de l’ouvrage propose l’analyse des théories du complot – et plus particulièrement de leur imaginaire –, détaillant ce que dans les années 1970, l’on aurait appelé une « vision policière de l’histoire ».
Les premières théories du complot apparaissent dans la foulée de la Révolution Française. Ainsi selon l’abbé Barruel, plus qu’un grand élan populaire, la Révolution aurait été manipulée en sous-main par la Franc-Maçonnerie afin de liquider l’« immémorial héritage religieux » de la France. De l’autre côté, c’est Eugène Sue qui met en scène le complot jésuite dont l’objectif serait de livrer la France à l’obscurantisme. L’auteur revient aussi sur l’écriture des Protocoles des sages de Sion, ouvrage complotiste et antisémite écrit au tournant du XIXe siècle par un agent secret de l’Okhrana (la police secrète tsariste) dans la perspective d’attiser l’antisémitisme ambiant. Comme il convient de le noter, l’auteur rappelle que cet ouvrage est une reprise quasiment mot-pour-mot du pamphlet anti-bonapartiste Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly.
L’imaginaire complotiste tel qu’on le connaît aujourd’hui prend forme à partir des années 1950 avec les écrits de personnages singuliers : Alistair Crowley et William Guy Carr[1]. Ce serait une société secrète au sein même de la franc-maçonnerie, une arrière loge qui contrôlerait secrètement les destinées du monde. Les Illuminati, descendants de l’éphémère société secrète des « Illuminés » de Bavière, profondément infiltrés dans l’ensemble des sphères du pouvoir, auraient un pouvoir quasiment illimité et pèseraient dans les affaires des grandes puissances mondiales pour faire basculer le monde vers un « Nouvel Ordre Mondial » mettant à jour leur « implacable dictature ».
Pour aller plus loin, l’auteur fait un retour sur ces Illuminés de Bavière (dont l’existence n’est pas en question), et sur leur rapide dissolution. C’est aussi tout le syncrétisme complotiste qui est mis à jour : les démons, la mystique, l’ennemi invisible qui présente l’extraordinaire caractéristique de ne pas pouvoir être combattu puisque n’existant pas. Ainsi, les outils théoriques, conceptuels et méthodologiques de l’imaginaire que l’auteur mobilise fonctionnent particulièrement bien pour comprendre les ressorts de cette complosphère.
Cet ouvrage ne se borne pas à décrire dans le détail et de manière foisonnante les théories du complot, il entend aussi répondre à une question d’une actualité brûlante : pourquoi ces théories connaissent-elles un tel regain depuis environ une dizaine d’années, et tout particulièrement sur internet ?
L’auteur y répond en mobilisant les intuitions de Günther Anders et de Manuel Castells. Le développement des technologies numériques, le passage d’une large portion de la vie sociale sur le support électronique, créerait en quelque sorte un Aleph, c’est-à-dire une reproduction fantomatique et numérique de la « réalité », idée majeure du courant cyberpunk notamment sous la plume de William Gibson[2].
Cette numérisation de la vie ordinaire impliquerait un sentiment croissant d’aliénation et de dépossession. Face au détachement de sa propre nature et à une aliénation de nouveau type, la solution (de facilité) serait pour de certaines personnes et groupes de personnes, de croire à une illusoire et malfaisante présence derrière ce monde fantasmagorique, rêvé et stérile. Autrement dit, de croire à l’existence d’une volonté maléfique se cachant derrière le grand complot.
C’est de la conjonction du riche imaginaire du complot, à peine réactualisé, de la facilité de diffusion de l’information sur les réseaux et surtout de cette crise de la présence que naîtrait l’extraordinaire développement des diverses théories du complot. Cette conjoncture explique aussi le succès médiatique de « figures de proue » telles que Dieudonné ou encore Alain Soral (le dirigeant d’Égalité et Réconciliation) tous deux proches du Front National[3].
Ce petit ouvrage de 180 pages ne s’inscrit pas dans la vulgate « anti-complot » qui se borne à dénoncer toute explication des évènements de la vie politique et quotidienne par lesdits complots. L’ouvrage nie très clairement l’existence d’un méga-complot construit autour d’un groupe occulte qui tirerait les ficelles du monde. Néanmoins, il rappelle dans la lignée du penseur allemand Georg Simmel, que les petits complots du quotidien sont bel et bien constitutifs de la vie sociale. Les machinations existent en politique, par exemple le dynamitage du Rainbow Warrior par les services secrets français en Nouvelle Zélande en 1986, mais elles se démarquent très clairement du méga-complot qui serait tout à la fois omniprésent, omniscient et omnipotent.
D’une manière tout à fait pertinente, l’auteur invite aussi ses lecteurs à se réapproprier leurs destinées. Plutôt qu’être les spectateurs d’un illusoire méga-complot contre lequel il n’est pas possible de combattre, Raphaël Josset appelle à mettre des complots en place, des petites conspirations, non pas pour aliéner et asservir, mais au contraire pour briser l’état subjectif de ce qu’il appelle le « capitalisme spectaculaire ».
En plus de nous présenter une parfaite connaissance des théories du complot, cet ouvrage est l’un des rares à effectuer la nécessaire mise à contribution des théories de l’imaginaire offrant ici de nombreuses clés de lecture des mythes et symboles du complot.