La question morale traverse l’histoire de l’humanité depuis la philosophie antique jusqu’aux différentes théories « à la mode » en management et en développement personnel. En premier lieu, la morale est à penser dans sa différence avec l’éthique, les deux termes se rapportant à la sphère des valeurs et des principes moraux. Si à l’origine les deux notions renvoient à la question des « mœurs » (morale du latin mores et éthique du grec ethos), la sémantique de ces deux termes va connaître des ruissellements différents selon les époques et les sociétés. Cette différenciation est largement questionnable, notamment dans leurs acceptions contemporaines qui tendent à définir la morale plutôt comme un ensemble de valeurs et principes permettant de distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste, l’acceptable de l’inacceptable et donc comme quelque chose de très large, et l’éthique comme un ensemble plus précis, ou même personnel, relevant de sphères particulières. En ce sens, l’éthique est parfois pensée comme un quasi-synonyme de « déontologie » : éthique professionnelle, éthique médicale, éthique de projet ou d’action, etc.
De nombreux auteurs se sont intéressés à ces concepts. De Platon – pour qui la philosophie sous-tend et justifie toute démarche morale – à Pascal, et la perspective chrétienne, où la morale consiste pour l’être humain à se conformer à la volonté divine. Kant et les catégories a priori de l’entendement qui, de façon sous-jacente, pose la question d’une méta-morale d’où découlent les idées et les sensibilités humaines. Nietzsche et sa volonté de fonder une morale universelle a-religieuse. Durkheim qui attribuait à la société une dimension morale quasi-transcendantale dans la droite ligne du positivisme d’Auguste Comte. Weber et sa théorie célèbre de l’éthique protestante ou encore sa distinction, peut-être moins connue, entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Plus anciennement, cette distinction se retrouvait, à peu de choses près, aussi dans la Grèce Antique à travers les notions de choix moral (proairesis) et de choix lié à un but déterminé (boulèsis). Jankélévitch et le paradoxe de la morale qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler le problème du vitalisme bergsonien ou encore l’idée de tragédie de la culture chez Simmel. Ricœur qui souligne la distinction entre éthique et morale selon que nous pensons une « visée de la vie bonne » ou une obéissance aux normes. Tous ces auteurs sont autant de portes d’accès pour interroger notre objet et, par là-même, des manières possibles de le circonscrire.
Bien qu’elles n’en possèdent le monopole, les différentes religions constituent des socles forts de la moralité pour tous les croyants et les adeptes. Les sociétés contemporaines, dont on préjuge sans doute trop rapidement qu’elles sont de plus en plus sécularisées, gardent un très fort attrait pour les questions morales. Les problématiques relatives au dérèglement climatique, à la pandémie mondiale de COVID-19, au NOM (Nouvel Ordre Mondial) et son prétendu réseau pédo-satanique, farfelus ou non, en témoignent, la morale reste un enjeu crucial dans nos environnements culturels actuels. Plus encore, elle semble davantage exacerbée par les médias sociaux où les contenus à forte charge virale circulent avec le plus d'intensité.
Face à la montée de l’individualisme et à l’explosion des valeurs relative à la modernité occidentale, la crainte est forte de voir se confronter des morales contradictoires et par là même de penser les comportements humains en fonction de l’adhésion de l’individu à telles ou telles sphères de légitimité. Howard Becker était de ceux qui avaient mis en avant la manière dont le champ des valeurs est structuré par l’action de ce qu’il appelle des « entrepreneurs de morale » agissant en faveur de certaines normes et conceptions du monde. Dans cette mesure la définition de ce qui est moral ou ne l’est pas devient l’enjeu de luttes et de mobilisations, voire de mouvements sociaux. Aussi l’idée d’une morale universelle et absolue semble aujourd’hui largement contestée ouvrant la porte à autant de vérités subjectives, ou même de contre-vérités.
L’espèce humaine, à travers la diversité de ses morales, est-elle portée par une ou des valeurs universelles ? Et, si nous répondons négativement à cette question, existe-t-il une manière de hiérarchiser les différentes morales ? Toutes les morales se valent-elles ? Nous disent-elles la même chose de l’être humain et des sociétés ? Entraînent-elles des comportements similaires malgré le fait qu’elles renvoient toutes à une conception différente du bon et/ou du bien ?
Ce numéro de Rusca propose l’investigation de différentes morales, pensées et mises en pratique, religieuses et séculières, donnant un panorama non pas exhaustif mais diversifié de ce qu’implique la problématique morale aujourd’hui. De manière transdisciplinaire, la revue interroge les systèmes de valeurs, les convictions individuelles et l’identité morale (E. Sommerer) ; les contours et l’applicabilité d’une sociologie morale de l’Islam (A. Khateb) ; la relation entre morale et territoire dans la région du Québec (F. Jakob) ; la pétro-modernité et l’éthique de la croissance (B. Vidal) ; les relations entre processus d’État, panique sanitaire et inégalités sociales (E. Lucy) ; la question du déchet comme esthétique et éthique de l’objet plastique (A. Melay).
Le numéro propose aussi deux varia, la première sur la Nuit (O. Sirost), la seconde sur les orixás au Brésil (L. Fontes). Pour terminer, la recension d’un texte de Theodor Adorno, Le nouvel extrémisme de droite (M. Celka) fera sans doute écho à notre actualité.