Par Erwan SOMMERER, Maître de conférences en Sciences politiques au Centre Jean Bodin, Université d'Angers.
Nous défendrons dans cet article la thèse selon laquelle la conversion morale est l’expression privilégiée de l’autonomie individuelle, et cela implique tout d’abord quelques éléments de définition. En nous situant sur le plan moral, notre objectif est de couvrir toute la palette des convictions mobilisées par un individu dans ses actes quotidiens, dans son rapport à autrui et aux évènements. En partant de l’idée que ces convictions procèdent d’un tri et d’une hiérarchisation des valeurs en circulation dans la société – la liberté, l’égalité, la solidarité, l’honneur, la probité, etc. –, nous parlerons de l’adoption, chez cet individu, d’un système de valeurs constitutif d’un certain partage du bien et du mal, du juste et de l’injuste, donc de son identité morale. Nous préciserons par la suite cette première définition, mais l’essentiel pour l’instant est qu’elle nous semble suffisante pour inclure les convictions tant religieuses que politiques, elles-mêmes adossées à des valeurs spécifiques, étant entendu que si une identité morale peut prendre plusieurs formes, nul n’en est dépourvu.
Dès lors, une conversion sera le processus par lequel un individu rompt avec une situation morale initiale et adopte de nouvelles convictions. En d’autres termes, il s’agit du passage d’un système de valeurs à un autre, et c’est dans cet intervalle entre deux systèmes que nous situerons la possibilité de l’autonomie en tant qu’acte d’auto-législation et de fondation de soi. C’est ici que se pose le problème que nous traiterons en priorité : étant donné que cela fait de la conversion un libre choix issu d’une volonté individuelle, nous devrons évaluer la nature exacte de ce choix. Dans quelle mesure un individu dispose-t-il d’un droit de regard sur ses convictions les plus profondes ? Nous répondrons à cette question en explorant les modalités de la rupture entre la situation initiale et la nouvelle identité morale, ce qui nous conduira à privilégier la notion de décision à celle de délibération rationnelle.
Nous explorerons en même temps la possibilité que la conversion soit toujours une prise de position politique de la part du converti. Ainsi, il ressort de notre définition que l’identité morale d’un individu, si elle s’exprime d’abord dans ses actes quotidiens, ne saurait être détachée de l’organisation de la Cité, donc de l’ensemble des normes éthiques et institutionnelles valorisées et défendues à l’échelle de la société, que l’on appellera simplement le régime. Si l’on considère non seulement que ce dernier ne constitue un cadre d’épanouissement que pour des identités morales compatibles avec les valeurs et les principes fondamentaux qui le sous-tendent, mais aussi que la position initiale d’un individu épouse prima facie ces valeurs et ces principes, alors la conversion manifeste une volonté de rupture que l’on peut appréhender tout autant comme une déclaration d’insatisfaction envers le régime que comme projet de le confronter ou de le transformer[1].
Pour mener à bien ces réflexions, nous postulerons la complémentarité de la philosophie et de la sociologie, en montrant que des phénomènes semblables ont pu être exprimés dans des vocabulaires scientifiques distincts. Sans prétendre épuiser la littérature existante, nous étudierons des auteurs qui d’une part ont raisonné en termes de situation morale initiale et de rupture avec celle-ci, et d’autre part ont interrogé la dimension de choix volontaire présente dans cette rupture. Nous commenterons tout d’abord La Religion dans les limites de la simple raison de Kant, œuvre clé pour localiser l’autonomie dans l’acte de conversion et dessiner les contours d’un moment de fondation absolue de soi. Puis, dans L’Être et le Néant de Sartre, nous découvrirons la conversion comme apogée de la liberté, véritable rupture dans la temporalité et manifestation de la capacité du sujet à décider de son identité morale et à se projeter par-delà l’ordre existant. Enfin, l’approche sociologique, notamment celle de Berger et Luckmann dans La Construction sociale de la réalité, éclairera tant les circonstances de crise de la conversion que ses implications en termes de résistance temporaire à la réification du monde social et des identités qui s’y déploient.
La Gesinnung de Kant : la priorité de l’autonomie sur le devoir
La question de la conversion morale est au cœur de La Religion dans les limites de la simple raison de Kant[2]. Ce texte tardif, difficile, où se mêlent philosophie et théologie, suscite autant de fascination que de perplexité, notamment dans le champ des études kantiennes anglo-saxonnes où les débats abondent à son propos. C’est dans cette œuvre, en effet, que surgit le thème du mal radical, inextirpable, enraciné dans la nature humaine et révélant la trace du péché originel dans nos actes quotidiens. Controversée dès la parution du livre en 1793, cette idée – qui contrariait l’optimisme de Lumières – n’a cessé depuis d’interpeller tant elle semble aller à l’encontre du principe d’autonomie. Pourtant, nous allons voir qu’elle va de pair avec la possibilité, pour un individu, de s’arracher à ses convictions antérieures et d’en adopter de nouvelles par un acte de refondation de soi.
Dans cet ouvrage, Kant bouscule sa philosophie morale antérieure en révisant le statut des maximes de l’action quotidienne. Plus précisément, il les destitue de leur rôle de support privilégié de l’autonomie pour réattribuer celui-ci à un moment plus rare et plus fondamental qui est celui de la conversion morale. Pour l’expliquer, rappelons que les maximes sont les normes de conduite qu’un individu adopte en vue d’agir. Il décide d’utiliser certains moyens, dans certaines circonstances, pour atteindre certains buts : mentir pour éviter une difficulté, prêter de l’argent à un ami pour l’aider, etc. Mais une maxime n’est autonome, source d’une action morale – les deux sont indissociables – que si elle est choisie hors de tout déterminisme, qu’il s’agisse de la tradition, des autorités politiques et religieuses, des désirs ou de l’intérêt personnel. Pour savoir si c’est le cas, le juge suprême est l’impératif catégorique, test d’universalisation qui vérifie si une maxime est bien valable pour toutes et tous, en tous lieux. Ainsi un individu n’est-il absolument autonome et n’agit-il moralement que s’il s’affranchit des dogmes, renonce à toute exception en sa faveur et écarte le plaisir de ses motivations. Il s’en tient alors à une stricte obéissance à la loi morale, donc à son devoir.
A la lecture des grandes œuvres éthiques de Kant, il apparait que la sélection d’une maxime soit un moment crucial qui condense plusieurs choix. C’est celui où un individu se dote d’un principe d’action, exprimant sa capacité à pleinement décider de ses normes de conduites. Ce faisant, il est en même temps amené à décider librement du caractère autonome ou hétéronome de ces normes, et donc aussi du caractère moral ou immoral des actes qui en découleront. Plusieurs niveaux de liberté et d’autonomie sont ainsi intriqués et expriment le fait que les actes quotidiens sont autant de choix moraux.
Mais La Religion dans les limites de la simple raison peint un tableau plus complexe. Ce moment crucial est subordonné à une décision fondatrice antérieure. Ainsi, l’enjeu du livre est de démontrer que le choix de la qualité morale de nos normes de conduite n’est pas remis en jeu à l’occasion de chaque action. Un individu agit au contraire de façon cohérente et se tient sur un substrat de continuité, une fondation, en vertu desquels il hiérarchise systématiquement de la même manière les deux grandes options que Kant retient dans ce livre, à savoir la loi universelle ou la satisfaction personnelle. Sa conduite quotidienne, loin d’être erratique, révèle une identité préétablie, une orientation profonde en faveur du devoir ou de l’égoïsme, de l’autonomie ou de l’hétéronomie. Cette orientation, qui explique la persistance du comportement moral de l’individu, sa prédilection pour un certain type de maximes, est ce que Kant appelle la Gesinnung[3]. Celle-ci est le fruit de la décision passée par laquelle nous avons choisi les convictions durables, le profil moral ou immoral, qui influencent l’ensemble de nos actes à venir. C’est une « méta-maxime »[4] dans le sens où elle consiste en l’adoption inaugurale d’une règle quant aux choix futurs de nos normes de conduite[5]. Et lorsqu’un individu décide de toujours faire passer son intérêt ou son plaisir avant la loi morale, il verse dans le mal radical.
Le mal, remarquons-le n’est pas tant radical par son ampleur que par son caractère à la fois systématique – l’on choisit d’être toujours immoral – et ancré en profondeur puisque lié à un positionnement premier, préalable à tout acte quotidien. Sans compter que le rigorisme kantien interdit toute gradation : un individu n’a le choix qu’entre être absolument bon ou absolument mauvais, de façon totale et entière. Mais la notion de Gesinnung soulève alors un problème de taille : ce choix inaugural n’en est pas un. Selon Kant, en effet, nous sommes tous spontanément mauvais. Ainsi, l’une des ambitions du livre est de prouver la « propension au mal » de l’humanité : les individus commencent toujours par choisir le mal radical, vers lequel ils tendent naturellement : c’est leur Gesinnung par défaut. La dimension de « choix » en ressort neutralisée. Sans compter que ce moment originel – version individuelle de la chute collective de l’humanité dans le péché – est « impénétrable », situé hors du temps, donc indécelable dans notre propre passé : nous avons choisi le mal, mais nous ne nous en souvenons pas. Le statut exact de ce moment, doté d’une antériorité absolue, est difficile à cerner. Ce pourrait être un choix mystérieux, situé dans une sorte d’intemporalité nouménale, aussi bien qu’une orientation forgée aux origines de la biographie individuelle, dans l’enfance et lors des premiers dilemmes moraux[6].
Cette seconde interprétation nous semble la plus convaincante et la plus à même d’être détachée du strict vocabulaire kantien ; nous verrons ainsi ce qu’il en est chez Sartre puis chez Berger et Luckmann. Mais pourquoi Kant parle-t-il alors de « choix » pour qualifier ce moment initial, à la fois obscur et lointain ? Sa stratégie consiste ici en une tentative pour préserver la responsabilité morale de l’individu : ce « choix » n’en est pas un parce que nous nous serions décidés explicitement en faveur du bien ou du mal, mais parce que nous avons toujours la possibilité de céder ou non à notre propension au mal, d’assumer notre orientation initiale et donc de modifier ou non notre méta-maxime.
C’est ici qu’intervient la caractéristique décisive de la Gesinnung : elle peut être changée par une conversion morale ; tout individu peut combattre son orientation naturelle vers le mal et procéder à un « changement de cœur »[7]. C’est la rupture qui intervient lorsque l’on décide de se convertir au bien et de bouleverser la hiérarchie qui règle le choix des maximes. Si la « propension au mal » est inextirpable et indestructible[8], elle n’est qu’une tendance, une pression que nous pouvons contrer[9]. C’est la possibilité d’une telle rupture qui va nous intéresser : les éléments constitutifs de cette conversion sont particulièrement pertinents pour notre propos pour peu qu’on les extraie du système kantien pour en tirer quelques généralités.
Ces éléments sont les dimensions de totalité, d’incommensurabilité et d’appel à l’altérité du « changement de cœur ». Ainsi, tout d’abord, la conversion – qualifiée par Kant de « révolution », de « renaissance » et de « régénération morale » –, est nécessairement totale : la dichotomie entre bien et mal étant absolue, le changement implique un basculement intégral de l’individu. Ensuite, le corrélat de cette première caractéristique est qu’il s’agit d’une transition entre deux états moraux incommensurables. Selon les termes de Kant : « la distance entre le bien que nous devons réaliser en nous et le mal dont nous partons est infinie »[10]. En d’autres termes – du moins est-ce ainsi que nous l’entendons – il n’y a de conversion véritable que dans le cas d’un écart entre des systèmes de valeurs profondément distincts, antagonistes, ce qui fait du basculement un bouleversement et un passage entre deux identités incompatibles. Enfin, la définition kantienne insiste sur l’incertitude qui touche le converti : comment savoir si l’on est enfin « agréable à Dieu », si l’on a définitivement basculé en faveur de la loi morale ? La réponse de Kant est sans appel : nous ne le savons pas. L’agent moral ne peut pas savoir si sa conversion a réussi. Seul Dieu, omniscient, qui contemple toute la vie d’un individu, peut en juger. Et si cet argument peut sembler trop théologique, nous en déduisons plus prosaïquement l’importance d’une instance extérieure, du regard de l’altérité, dans la confirmation de réussite de la conversion morale : un basculement réussi doit être validé par autrui.
Cette approche de la conversion est riche en enseignements. A la différence d’un choix initial empreint d’opacité, la révolution ici décrite peut être comprise comme le fruit d’une décision volontaire de la part de l’individu, donc comme le libre choix des convictions constitutives de son identité morale[11]. C’est ce que nous entendons par l’idée de destitution des maximes ordinaires : si Kant, très exigeant, réserve la notion d’autonomie au seul choix du devoir moral validé par le test d’universalisation, nous estimons pour notre part que la capacité d’un individu à définir ses convictions exprime la possibilité d’une auto-législation et d’une fondation de soi bien plus cruciales du fait de leur antériorité. Ainsi, le choix de la méta-maxime, qui détermine tous les choix ultérieurs, nous semble être le véritable moment de l’autonomie individuelle dans la philosophie kantienne[12]. Il s’agit d’un déterminisme choisi par lequel l’individu – maître de ses valeurs et de leur caractère autonome ou hétéronome – prédéfinit ses normes de conduite à venir.
Nous tenons donc là tout autant notre situation morale originelle que la rupture refondatrice. Mais cette approche comporte plusieurs difficultés. La plus préoccupante est que Kant ne soumet pas le choix de la méta-maxime à l’exigence de l’impératif catégorique – seul marqueur fiable d’évitement du déterminisme –, qui ne s’applique qu’aux maximes ordinaires. Il nous laisse donc sans outils conceptuels pour saisir la dimension d’autonomie de la conversion, ce qui est pourtant notre but. De plus, le caractère binaire de l’alternative entre le bien et le mal réduit à deux options la liberté de choix, ce qui en atténue la portée. Nulle place ici pour une conception moins manichéenne de la conversion, qui mettrait en balance une pluralité de systèmes de valeurs. Dernier problème, l’origine du changement de Gesinnung doit être éclaircie : dans quelles conditions un individu immergé dans un état moral donné peut-il être poussé à réviser ses valeurs, à franchir la « distance infinie » et à procéder à une rupture aussi fondamentale ? La solution kantienne – l’individu peut espérer l’aide de la grâce divine et peut utiliser le Christ comme prototype de la perfection morale –, ne saurait convaincre hors du strict cadre théologique[13]. Il nous faudra donc préciser les circonstances de la conversion.
L’instant chez Sartre : l’entre-deux projets comme apogée de la liberté
La philosophie sartrienne possède, sur les questions qui nous intéressent, des similitudes frappantes avec la théorie kantienne de la Gesinnung et de la conversion morale. Ce rapprochement est loin d’être arbitraire. En effet, il est aujourd’hui établi que, par-delà l’inscription plus évidente de L’Être et le Néant[14] dans un dialogue avec Husserl ou Heidegger, La Religion dans les limites de la simple raison fut l’une des lectures communes des jeunes Aron et Sartre et marqua le développement de leurs idées philosophiques[15]. Les convergences que nous allons évoquer sont donc d’autant plus manifestes que l’on a admis cette relation d’influence[16].
Chez Sartre, la quête de l’« en-soi-pour-soi » renvoie à un désir de fondation de soi et d’identité. Ainsi le pour-soi est-il le mode d’existence de l’individu en tant qu’être libre, sans essence, capable de projeter le néant sur ce qui l’entoure, donc de dépasser le monde tel qu’il est pour penser les possibles et agir pour les réaliser. L’en-soi, à l’inverse, est le propre des objets. Ils sont pleinement ce qu’ils sont, tandis que le pour-soi ne peut jamais être tout à fait ce qu’il croit ou veut être, toujours en décalage avec son rôle social, son identité, ses sentiments, etc. Mais l’enseignement majeur de L’Être et le Néant, œuvre pessimiste, est que l’individu libre rêve d’être un objet : il en désire la plénitude, la stabilité, la capacité à être définitivement quelque chose de nécessaire, et non un être mouvant assumant son indétermination et sa contingence[17]. Il veut être entièrement, sans recul ni ironie, le garçon de café, le militant, l’écrivain triste ou en colère, sans que le néant vienne s’interposer. Autrement dit, le pour-soi veut être en-soi, une chose identifiable, et combler ainsi son manque d’être en épuisant sa liberté dans une identité fixe. Il veut être souverain, se fonder, être ens causa sui, donc être Dieu. Plus trivialement, pour reprendre une expression de Sartre, le plus grand désir d’un individu libre est d’être une table.
D’où la poursuite de cette synthèse impossible, toujours hors d’atteinte, qu’est l’en-soi-pour-soi, fruit de la volonté sans cesse contrariée de renoncer à être libre[18]. Le drame de la liberté est donc que le pour-soi ne l’utilise que dans un but d’auto-réification et d’aliénation, jouant sur tous les registres de la mauvaise foi[19] et ralliant autrui à sa cause : la relation d’intersubjectivité est le combat qu’il mène pour que le regard de l’autre lui confirme qu’il est bien l’objet qu’il veut être[20]. Plus important, cette quête est de longue haleine. Elle s’inscrit sur fond du choix fondateur qu’est le projet fondamental par lequel nous décidons initialement ce que nous voulons être, sorte de lancée originelle confirmée ensuite dans tous nos actes et attitudes. Comme chez Kant, ce moment inaugural assure une continuité : nos choix quotidiens sont bridés par notre volonté antérieure, source d’un déterminisme que nous avons choisi et qui a établi notre rapport au monde, le sens que nous lui donnons et les buts que nous y déployons. Surtout, le projet définit aussi le contenu moral du monde[21]. C’est à travers lui que le pour-soi projette l’horizon inatteignable de l’en-soi-pour-soi, appelé la « valeur » du fait qu’il y voit un idéal ultime qui englobe tout ce qui est moralement bon et désirable à ses yeux : choisir un projet, c’est décider tout à la fois d’une vocation – Sartre parle du choix d’une « raison d’être » – et de convictions.
La proximité avec l’adoption originelle de la Gesinnung interpelle. Dans les deux cas, les actes quotidiens ne sont que l’actualisation d’un choix fondateur. De plus, ce n’est pas un vrai choix : situé au plus profond de la biographie individuelle, il n’a jamais été effectué explicitement. Enfin, il est révocable. Sartre défend ainsi l’idée que le pour-soi est responsable de son projet et demeure libre de le soutenir ou non – ce explique que l’on puisse parler de « choix ». Mais, comme chez Kant, cet argument ne tempère pas selon nous l’impact déterministe d’un moment inaugural qui est la source des mobiles de nos actes, définit nos possibles, délimite le champ d’expression de notre volonté et trace notre profil moral[22]. Notre aptitude à la néantisation ordinaire, dont l’existentialisme sartrien valorise pourtant l’expression dans notre vie quotidienne, lui est subordonnée. Reste que ce déterminisme est sans cesse « rongé » par notre liberté et que nous pouvons à tout moment le contester. C’est le dernier point de proximité avec Kant : le projet originel peut être abandonné et remplacé par un autre, un nouveau choix fondateur peut être effectué.
Cette possibilité d’une refondation de soi est l’une des plus stimulantes de L’Être et le Néant. La temporalité propre au projet – qui articule le passé et l’avenir dans un ensemble cohérent – peut être brisée lorsque surgit un « instant ». Dans le vocabulaire sartrien, l’instant est un entre-deux néants, l’ouverture maximale du champ des possibles. C’est une néantisation du passé, qui perd la dimension de déterminisme de l’ancien projet ; mais c’est aussi une néantisation de l’avenir, qui acquiert un caractère d’indétermination que le projet atténuait en dessinant les contours de l’entreprise existentielle de l’individu. L’instant, en d’autres termes, est l’écart entre la fin de l’ancien projet et l’adoption du nouveau, lorsqu’il faut à la fois redéfinir le passé et l’avenir. C’est tout autant une table rase qu’un saut dans le vide qui abolissent la continuité artificielle mais rassurante sur laquelle le pour-soi s’était installé. Au cours de cette séquence rare, la néantisation est portée à son intensité la plus haute : l’instant parait bien être le moment de liberté la plus vertigineuse dans L’Être et le Néant.
Sartre, à ce propos, évoque « une conversion radicale de mon être-dans-le-monde », une « brusque métamorphose de mon projet initial » qui se traduit par « un autre choix de moi-même et de mes fins »[23]. Cette conversion partage les trois caractéristiques du changement de Gesinnung : elle est totale dans le sens où c’est un acte de refondation par lequel le pour-soi choisit ce qu’il est, redéfinit sa raison d’être et ses convictions, deux projets ne pouvant coexister chez un même individu ; elle induit dès lors une rupture forte entre deux états incommensurables ; enfin, elle implique nécessairement autrui. L’autre, tout-puissant dans sa capacité de réification, est juge ultime de la réussite ou de l’échec de la conversion car c’est lui qui décide en dernière instance de la validité du nouvel objet que l’on aspire à être.
Deux différences notables font toutefois la spécificité du converti sartrien. Celui-ci, tout d’abord, a accès à tous les systèmes de valeurs existants dans un contexte donné. Son choix s’effectue donc sur fond de pluralisme radical, ce qui résout l’une des difficultés que nous évoquions à propos du changement de Gesinnung. Souverain, le pour-soi, est maître de la morale à laquelle il choisit de se plier. Autre différence, il embarque le monde avec lui. Définir un nouveau projet, c’est viser une certaine identité dans un certain état de la société, donc définir les conditions socio-politiques qui autoriseront la synthèse tant espérée de l’en-soi-pour-soi. Si l’on part du principe que l’effort d’auto-réification propre au projet originel est spontanément en phase avec les rôles distribués par le monde social d’appartenance du pour-soi, alors sa modification induit nécessairement d’être quelque chose d’extérieur à ce monde, à ses principes dominants et aux institutions qui en découlent : l’on ne se convertit qu’en s’engageant, en projetant une Cité plus libre, plus égalitaire – ou plus autoritaire et plus hiérarchisée –, fondée sur des valeurs athées ou religieuses, etc., donc susceptible d’octroyer pleinement la place que l’on veut y occuper. Ici surgit la question du changement de régime : la conversion, chez Sartre, est le pendant d’une entreprise de néantisation de l’ordre existant, pour ne pas dire de révolution.
L’approche en termes de choix pose cependant une difficulté. Sartre, en effet, refuse que l’adoption du nouveau projet puisse se faire à l’issue d’une délibération : c’est toujours depuis l’intérieur d’un projet que l’on juge, que l’on compare, donc que l’on délibère. Il n’y a pas de position de surplomb qui permette d’évaluer rationnellement le pour et le contre. Surtout, aucun projet ne nous donne les clés pour le réfuter et l’abandonner par notre seule volonté. Nous ne pouvons pas nous penser autre que ce que nous croyons être. Cet argument est convaincant : de l’intérieur d’un système de valeurs donné, un individu n’est pas en position de le relativiser, d’en voir les limites ou de le rejeter. Toutefois, cela ne nous semble pas incompatible avec la dimension volontaire de la conversion. Celle-ci implique une transition au cours de laquelle l’ancien projet a perdu en influence tandis que le nouveau n’a pas été établi. L’individu concerné est confronté à des alternatives qu’il ne peut plus trier à partir de son ancienne perspective morale. Mais s’il ne peut procéder à une délibération, Sartre ne nie pas qu’il doive adopter de nouvelles normes d’existence. Il le fait alors comme on fait un pari ou, comme nous le disions, comme on saute dans le vide. Nous en déduisons que la conversion n’est pas tant un choix rationnel qu’une décision, ce « moment de folie »[24] qui ne s’appuie sur aucune justification préalable. Et c’est bien par cette décision, dans cet intervalle de l’entre-deux néants, que se constitue selon nous le sujet moral autonome.
Cela répond à notre principale difficulté : le cahier des charges kantien de l’autonomie, qui exige l’arrachement à tout déterminisme, est ici respecté, du moins avec le renfort d’un autre vocabulaire philosophique. Hélas, pas plus que Kant, Sartre ne nous éclaire dans L’Être et le Néant sur un point crucial qui sont les circonstances qui mènent le pour-soi à ce point de rupture. Il apparait que « l’instant libérateur » peut surgir « à chaque moment », lorsque nous cessons de raisonner depuis l’intérieur d’un projet pour le « passéifier » et le considérer depuis une nouvelle perspective. Or, cette idée nous semble en porte-à-faux avec les réflexions de l’auteur sur la conversion, et ce pour deux raisons. La première est que l’exigence de continuité du pour-soi suggère la solidité déterministe du projet, qui ne saurait être changé sur un coup de tête, ni soumis à une capacité de néantisation ordinaire sur laquelle il a priorité. La deuxième, on l’a vu, est que le pour-soi ne peut contester un projet depuis l’intérieur tant il est pris dans la toile des fins et des valeurs propres à celui-ci. C’est pourquoi il nous faut postuler des circonstances exceptionnelles, une crise susceptible d’entamer ses convictions et de le placer dans une situation d’extériorité critique.
Nous allons voir à ce propos l’apport de la sociologie. Mais avant cela il reste un point à justifier. Sartre, à la fin du livre, annonce une suite sur les questions morales, qui ne parait qu’à titre posthume sous le nom de Cahiers pour une morale[25]. La conversion y est centrale, mais dans un sens différent : il s’agit de la conversion définitive à l’authenticité par laquelle le pour-soi rompt avec la mauvaise foi, assume la non-coïncidence à soi et renonce au désir d’être Dieu[26]. Pourquoi n’avons-nous pas nous adopté cette définition ? A vrai dire, son intérêt nous semble terriblement en deçà de la version que nous lui avons préférée. Elle sacrifie à l’idéal d’un individu échappant à toute réification, détaché de tout désir d’identité et vivant sa liberté dans une sorte de mouvance existentielle permanente[27]. Que reste-t-il des convictions, de l’identité à conquérir et à faire reconnaitre, du monde à transformer, dans ce modèle du flottement réflexif continué ? Si nous avons opté pour le pessimisme de cette « ontologie de la mauvaise foi » qu’est L’Être et le Néant, c’est non seulement parce qu’il nous semble plus conforme à la tension entre autonomie et aliénation qui caractérise le sujet moral, mais aussi parce que la quête infinie d’auto-réification du pour-soi va de pair avec ces moments d’éclaircie, d’intensité maximale de liberté morale et de fondation souveraine de soi que sont les instants, jalons indissociables de cette quête[28].
La sociologie de la conversion : Dé-réification et alternation
Nous allons pour finir examiner ces questions à l’aune de la sociologie, et principalement de l’approche constructiviste de Peter Berger et Thomas Luckmann dans La Construction sociale de la réalité[29]. Là encore, la filiation n’est pas arbitraire : Sartre est cité par ces auteurs, notamment au sujet de la réification de l’identité. Mais au-delà de ces références, il importe de relever une proximité plus large. Berger et Luckmann s’inscrivent dans la continuité de la sociologie de la connaissance d’Alfred Schütz, elle-même influencée par la phénoménologie dont l’œuvre sartrienne est l’héritière : existentialisme et constructivisme ont bien une matrice commune.
Le vocabulaire n’est bien entendu pas le même et nous devons faire des choix terminologiques. Ainsi, la notion de socialisation primaire, centrale chez Berger et Luckmann, nous semble pouvoir remplacer avantageusement celle de choix ou de projet originels et clarifier ce phénomène. Pour l’expliquer, il nous faut la replacer dans le propos général des auteurs qui est la description d’un processus global d’oubli des origines : les individus oublient qu’ils sont seuls créateurs de la société, de ses normes, de ses institutions, des identités qui y sont déployées, et donc de leur environnement social en ce qu’il ne découle d’aucune autorité transcendante de type divine, naturelle, etc. Les habitudes, la tradition, tout ce que les auteurs appellent dans la continuité de Husserl et de Schütz la sédimentation, participent ainsi d’une logique de réification qui conduit les individus à considérer la société comme un objet indépendant, figé, sur lequel ils n’ont pas prise[30]. Ils en acceptent le mode d’organisation et les principes fondamentaux comme autant d’« allants-de-soi » dont ils héritent sans percevoir qu’ils sont construits, malléables, et donc qu’ils peuvent les contester et les changer.
La socialisation primaire est alors le moment inaugural par lequel l’individu, lors de son enfance, intériorise les valeurs du régime, se voit signifier la place qu’il y occupe et apprend à traiter la société comme une entité fixe, pré-donnée, sur laquelle il ne peut agir. Il la réifie et il accepte sa propre réification dans le cadre des relations intersubjectives[31]. C’est un déterminisme premier à l’aune duquel l’ensemble de sa vie quotidienne est appelé à se dérouler. Mais ce déterminisme, aussi puissant soit-il, n’en est pas moins le fruit d’une construction, ce qui assure sa contestabilité. Dès lors, non seulement le monde social dans son ensemble est-il issu d’un choix – l’ordre existant, en tant que construction humaine, n’est qu’un ordre parmi d’autres ordres possibles – mais tout membre de ce monde demeure libre d’y adhérer ou non et d’en accepter ou non la palette des valeurs et des identités. En ce sens, les normes transmises par la socialisation primaire sont issues d’un acte fondateur oublié, d’une volonté instituante sédimentée qui peut, dans certaines circonstances, être réactivée. Et lorsque se produit chez un individu une telle réactivation, lorsque l’identité qui lui a été octroyée, en même temps que le système de valeurs qui la sous-tend, retrouvent à ses yeux leur caractère malléable, alors une conversion est possible.
Berger et Luckmann parlent plus précisément d’une « alternation », réservant la notion de conversion au cas plus spécifique d’une alternation religieuse[32]. Le terme, introduit par Berger dans ses travaux antérieurs[33], décrit une transformation qui remplit les critères repérés chez Kant et Sartre. C’est un changement total qui marque la transition non pas entre deux rôles sociaux institutionnalisés, internes à la société – lorsqu’un individu découvre un nouveau métier, se marie, prend sa retraite, etc. – mais entre des systèmes de sens et de valeurs profondément distincts. Ce n’est pas une socialisation secondaire, mais une re-socialisation. De fait, c’est une rupture radicale, un bouleversement qui nous amène à « changer de monde » et à rejeter nos convictions antérieures. Ensuite, la solidité du processus dépend de l’existence d’une « structure de plausibilité », un parti, une congrégation, un groupe où les nouvelles valeurs sont partagées, où autrui confirme l’individu dans sa nouvelle identité : comme chez Sartre, l’intersubjectivité remplace l’approbation de Dieu espérée par le converti kantien[34]. Enfin, cette refondation produit un déterminisme dont nos choix quotidiens seront ensuite dépendants.
Mais Berger et Luckmann ont alors l’avantage de nous en dire plus sur les circonstances de l’alternation en liant les trajectoires biographiques à leur contexte culturel et socio-politique. Ainsi, pour qu’une alternation soit possible, il faut deux conditions qui sont d’une part l’affaiblissement de la plausibilité de la « réalité » inculquée lors de la socialisation primaire, et d’autre part l’existence de « mondes discordants », donc d’une ou plusieurs alternatives suffisamment crédibles pour que l’individu puisse décider d’y adhérer. Or, ces conditions ne sont réunies que dans certaines situations, lorsque les institutions sont suffisamment malmenées pour que la « maintenance » de la réalité dominante échoue et que le pluralisme se manifeste : c’est ce qui se produit dans le cas d’une socialisation primaire défaillante due à des contradictions culturelles, du contact entre des sociétés isolées ou de chocs biographiques plaçant l’individu en marge de sa société d’origine. Plus largement, les circonstances les plus manifestes de la dé-réification, donc les plus favorables à l'alternation, sont les crises politiques, sociales, ou économiques majeures qui impliquent « l’effondrement total des ordres institutionnels »[35].
Cette approche nous semble d’autant plus intéressante qu’elle rejoint Sartre sur l’idée qu’une conversion – nous conserverons ce terme – est un acte toujours pourvu d’une indéniable charge transgressive dans la mesure où il s’agit de faire un pas de côté, de refuser le monde tel qu’il a été présenté et justifié lors de la socialisation primaire, et d’endosser une nouvelle identité liée à une nouvelle définition de la réalité. C’est ce que décrit le concept d’« identité négative »[36] : l’identité visée par le converti ne peut s’accorder harmonieusement avec le système de valeurs avec lequel il rompt. C’est une identité ingérable ou inadmissible du point de vue de l’ancienne réalité et la conversion implique l’adhésion à une vision du monde autrefois perçue comme aberrante, erronée, hérétique, etc. Non seulement l’on touche aux convictions les plus profondes de l’individu, mais aussi au type de société que ces convictions induisent : la conversion embarque avec elle les structures profondes du monde socio-politique, donc le régime. Elle est toujours subversive là où la socialisation primaire est toujours conservatrice.
La conversion, de même que dans L’Être et le Néant, est alors un interstice de liberté dans un monde réifié. Mais elle ne peut être qu’une parenthèse. En effet, si la réification et l’aliénation sont chez Berger et Luckmann une sorte de « fausse conscience » – l’oubli par les individus de leur capacité à agir sur leur environnement –, elles n’en sont pas moins indispensables au fonctionnement de la société. Elles rendent les comportements prévisibles, stabilisent les identités et les relations intersubjectives et créent les routines nécessaires à la vie quotidienne. Dans ce cadre, comme l’« instant » sartrien, la conversion acquiert l’ambivalence d’une transition éphémère : elle est tout autant une entreprise de dé-réification de soi que de re-fixation identitaire. Elle est rare, s’efface devant son résultat, et c’est ce qui fait sa valeur. Ainsi, l’idée pessimiste que la réification est à la fois l’état inévitable du monde social et l’horizon de toute identité permet de préserver l’exceptionnalité de la conversion en tant que moment singulier d’émergence du sujet moral.
Ajoutons que la rareté du sujet n’est pas contradictoire avec la possibilité d’une réitération de cette décision. Ainsi trouve-t-on chez Berger et Luckmann l’hypothèse d’une figure propre au monde moderne capable d’opérer des choix entre des identités discordantes. La modernité, confrontant les acteurs à de multiples définitions de la réalité, les met en situation de crise, génère des failles dans leur socialisation et subvertit leur capacité d’adhésion à un ordre éthico-institutionnel unique[37]. Loin de se confondre avec une version sociologique de l’authenticité sartrienne – qui serait une improbable dé-réification définitive de l’individu – cette figure rappelle la mauvaise foi avec ses potentialités de liberté : c’est le propre de celle ou celui qui n’adhère jamais complètement à ses croyances ou à son rôle social, qui échoue dans sa recherche de certitudes morales et de fixité identitaire sans toutefois y renoncer, et multiplie ainsi les occasions de passer d’une réalité à une autre[38]. Cela renvoie à la notion sociologique de « chercheurs » (seekers), des individus disponibles pour des conversions multiples du fait de leur insatisfaction identitaire ou de leur quête de spiritualité[39] à une époque où se constitue un véritable « supermarché des idées »[40].
Mais valoriser la conversion comme autonomie et liberté ne fonctionne qu’à condition qu’elle soit le moment de manifestation d’un acte volontaire. Nous avons vu ce qu’il en était chez Kant et Sartre. Or, c’est aussi l’un des débats en vigueur dans la sociologie de la religion. Celle-ci, à rebours des interprétations en termes de lavage de cerveau ou de manipulation mentale – souvent invoquées pour décrire les cas de conversion politique et religieuse –, s’est distinguée par la réhabilitation de la rationalité de l’acteur, jugé capable d’adhérer volontairement à de nouvelles valeurs et d’opérer un calcul coût/bénéfice[41]. Mais cette approche a été à son tour critiquée pour ses limites : n’est-ce pas plaquer le langage du choix rationnel, donc une vision distanciée et prudentielle typiquement libérale, sur des situations plutôt exprimées en termes d’« appel » ou d’engagement et vécues comme l’accès à une vérité ou à une réalité supérieures, comme une transition « entre les ténèbres et la lumière »[42] ? Une telle critique interpelle, mais risque de pousser à adhérer au vocabulaire du converti et, à travers lui, aux codes narratifs avec lesquels il traduit et valorise son expérience avec les mots de son nouveau groupe d’appartenance[43]. Ainsi la conversion induit-elle une réécriture biographique à travers laquelle le converti, raisonnant en termes de destin, de révélation, de prise de conscience, etc., réfute tout à la fois la dimension choisie et construite de sa nouvelle identité.
La voie est donc étroite entre une approche qui exagère la rationalité de l’acteur et une autre qui occulte la part de volontarisme à l’œuvre dans la conversion. Nous pensons toutefois que cette voie existe et qu’elle renvoie à la critique sartrienne de la délibération que la sociologie constructiviste complète efficacement. Ainsi, nous avons vu qu’il fallait une situation de crise exceptionnelle pour qu’un individu rendu insatisfait de son identité socialement octroyée s’installe temporairement dans un entre-deux moral marqué par l’impossibilité de faire appel à son ancien système de valeurs, dont la plausibilité s’est effondrée, alors même qu’aucune alternative ne l’a fermement remplacé. Cette expérience temporaire de la dé-réification le place face à des options incommensurables qu’il ne peut hiérarchiser en fonction de ses convictions passées ou à venir. Cela l’oblige à franchir le pas, à s’engager et donc à réaliser ce que la pensée existentialiste appelle un « choix radical » réalisé dans un contexte de pluralité de valeurs antagonistes qu’aucun critère objectif ne peut départager[44]. Un choix que nous avons qualifié de décision constitutive d’un sujet souverain qui nait et disparait précisément dans l’entre-deux de la conversion.
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[1] Nous pensons ici à John Gray, disciple d’Isaiah Berlin, qui a insisté sur le fait que le pluralisme des valeurs est la source de la diversité des régimes ou des cultures. Les choix moraux individuels reflètent toujours des choix d’appartenance plus large. GRAY J., Isaiah Berlin, Princeton, Princeton University Press, 2013 (1995).
[2] KANT É., La Religion dans les limites de la simple raison, Paris, Librairie Félix Alcan, 1913 (1793).
[3] Ce concept a été traduit par « attitude », « caractère » ou plus souvent par « disposition ». La pluralité des traductions ajoutant une difficulté à l’étude du texte, nous avons fait, comme d’autres auteurs, le choix par commodité de le laisser non-traduit. Voir à ce propos PETERS J., « Kant’s Gesinnung », Journal of the History of Philosophy, n° 3, 2018, pp. 497–518 (note 2).
[4] Nous reprenons l’expression utilisée par Alison Hills : HILLS A., « Gesinnung: responsibility, moral worth, and character », in MICHALSON G. (ed.), Kant’s Religion within the Boundaries of Mere Reason, A Critical Guide, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, pp. 79-97
[5] MUCHNIK P., « An Alternative Proof of the Universal Propensity to Evil », in ANDERSON-GOLD S. and MUCHNIK P. (eds), Kant’s Anatomy of Evil, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, pp. 116-143 (p. 119).
[6] Cette question fait débat dans les études kantiennes actuelles. Nous renvoyons ici à l’analyse de PASTERNACK L., Kant on Religion within the Boundaries of Mere Reason, London and New-York, Routledge, 2014, pp. 115-117.
[7] KANT É, La Religion dans les limites de la simple raison, op. cit., p. 55.
[8] Ibid., p. 41
[9] ALLISON H., Kant’s Conception of Freedom : A Developmental and Critical Analysis, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, p. 497.
[10] KANT É, La Religion dans les limites de la simple raison, op. cit., p. 76.
[11] Nous suivons l’analyse de Palmquist, selon qui le livre va dans le sens d’un libre choix volontaire et conscient de la Gesinnung (PALMQUIST S., « What is Kantian Gesinnung? On the priority of volition over metaphysics and psychology in religion within the bounds of bare reason », Kantian Review, n° 2, 2015, pp. 235-264).
[12] Nous reprenons ici la distinction effectuée par Onora O’Neill entre autonomie individuelle (définie par Kant comme liberté de choix) et autonomie morale (au sens du devoir). O’NEILL O., « Autonomy: The Emperor's New Clothes », Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 77, 2003, pp. 1-21.
[13] Sur cette question, voir SERBAN C., « Vouloir et pouvoir : Kant et Ricœur face au problème de la grâce », Revue de théologie et de philosophie, t. 146, 2014, pp. 43-57.
[15] ARON R., Mémoires, Paris, Robert Laffont, 2010 (1983) ; SIMONT J., « Le choix originel : destin et liberté », Les Temps Modernes, n° 674-675, 2014, pp. 68- 93 ; SIMONT J., « De l’inconditionnel moral chez Kant et chez Sartre », Bulletin d'Analyse Phénoménologique, n° 11, 2014, pp. 34-51
[16] Une comparaison de ce type avait été effectuée dans BALDWIN T., « The Original Choice in Sartre and Kant », Proceedings of the Aristotelian Society, Vol. 80, 1979 -1980, pp. 31-44. A noter que l’auteur n’avait pas connaissance de l’influence de La Religion dans les limites de la simple raison sur Sartre.
[17] DETMER D., « Freedom, Being and doing », in Eshleman M. and MUI C. (eds), The Sartrean Mind, London and New-York, Routledge, 2020, pp. 239-250 (cf. p. 248).
[18] Philonenko A., « Liberté et mauvaise foi chez Sartre », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 2, 1981, pp. 145-163.
[19] La mauvaise foi est ainsi la destination première de la liberté. CABESTAN, P., « Authenticité et mauvaise foi : que signifie ne pas être soi-même ? », Les Temps Modernes, n° 632-633-634, 2005, pp. 604-625.
[20] LEVY L., « Anguish and Bad Faith », in Eshleman M. and MUI C. (eds), The Sartrean Mind, Op. Cit., pp. 186-197.
[21] Pour une analyse critique de cet aspect, voir ROMANO C., « La liberté sartrienne, ou le rêve d'Adam », Archives de Philosophie, n° 3, 2000, pp. 467-493.
[22] MERLE J.-C., « La psychanalyse existentielle et morale chez Sartre », Le Portique, n° 16, 2005, pp. 53-74.
[23] SARTRE J.-P., L’Être et le Néant, Op. Cit., p. 509. Notons que Sartre n’admet pas de hiérarchie entre la liberté telle qu’elle s’exprime dans les choix quotidiens et dans le choix d’un projet. Cela s’explique par sa réticence à admettre l’idée d’un déterminisme du projet sur les actes ordinaires. Voir SÈVE B., « Le possible dans L'Être et le Néant », Raison présente, n° 117, 1996, pp. 87-106.
[24] DERRIDA J., Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 58. Pour une discussion sur l'impossibilité de modifier le projet par simple délibération, voir MALINGE Y., « Agir dans l’angoisse ou par habitude ? La liberté de l’agent dans la philosophie existentialiste de Sartre », Philonsorbonne, n° 12, 2018 [En ligne].
[25] STEEL, G., « La morale de Sartre. Une reconstruction », Le Portique, n° 16, 2005, pp. 135-156.
[26] SARTRE J.-P., Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, pp. 486-489.
[27] Il revient à André Gortz d’avoir pleinement développé cette morale de la liberté. GORTZ A., « Authenticité et valeur dans la première philosophie de Sartre », Les Temps Modernes, n° 632-633-634, 2005, pp. 626-668 ; voir aussi à ce sujet Hatzenberger A., « Réflexion complice et réflexion purifiante chez Sartre et Heidegger », Philosophiques, n° 1, 1998, pp. 63–71.
[28] Pour reprendre la distinction de Francis Jeanson, nous préférons donc la conversion « absurde » à la conversion de délivrance. JEANSON F., Le problème moral et la pensée de Sartre, Paris, Seuil, 1965 (1947), pp. 239-240.
[29] BERGER P. and LUCKMANN T., The Social Construction of Reality, London, Penguin Books, 1991 (1966). Faute de trouver entièrement satisfaisante la traduction française de 1986, nous faisons ici le choix de nous référer à la version anglaise originale.
[30] Idem, pp. 106-107. Voir aussi BERGER P. and PULLBERG S., « Reification and the Sociological Critique of Consciousness », History and Theory, n° 2, 1965, pp. 196-211.
[31] BERGER P. and LUCKMANN T., The Social Construction of Reality, Op. Cit., pp. 149-157.
[32] Idem, p. 176.
[34] D’autres sociologues ont insisté sur l’idée que la conversion, sous sa forme la plus pure, doit ainsi être immédiate, globale, durable et échapper aux modèles de trajectoire biographique prévus par le monde social concerné. BANKSTON W., FORSYTH C. & FLOYD H., « Toward a general model of the process of radical conversion: An interactionist perspective on the transformation of self-identity », Qualitative Sociology, vol. 4, 1981, pp. 279–297.
[35] BERGER P. and LUCKMANN T., The Social Construction of Reality, Op. Cit., pp. 109 et 189-192 ; BERGER P. and PULLBERG S., Art. Cit., pp. 209-210.
[36] TRAVISANO R., « Alternation and Conversion as Qualitatively Different Transformations » in PRENTICE STONE, G. and FARBERMAN H. (eds.), Social Psychology Through Symbolic Interaction, Waltham, Xerox, 1970, pp. 594-606.
[37] BERGER P. and LUCKMANN T., The Social Construction of Reality, Op. Cit., p. 193.
[38] BERGER P. and LUCKMANN T., Modernity, Pluralism and the Crisis of Meaning, Bertelsmann Foundation Publishers, Gütersloh, 1995, pp. 44-45.
[39] SNOW D. and MACHALEK R., « The Sociology of Conversion », Annual Review of Sociology, vol. 10, 1984, pp. 167-190 ; STRAUSS R., « Religious Conversion as a Personal and Collective Accomplishment », Sociological Analysis, n° 2, 1979, pp. 158-165 ; pour une étude du consumérisme religieux, voir POSSAMAÏ A., « Conversions et altérnations dans les sociétés néo-libérales : multiples et en série », in HEURTIN J.-P. et MICHEL P. (dir.), La conversion et ses convertis, s. l., Publication du Centre Maurice Halbwachs/Politika, 2021, pp. 162-172.
[40] RICHARDSON J. and STEWART M., « Conversion process models and The Jesus Movement », American Behavioral Scientist, n° 6, 1977, pp. 819-838.
[41] BARKER E., The Making of a Moonie : Choice or Brainwashing ?, Oxford, Blackwell Publishers, 1984 ; FRANKS M., Women and Revivalism in the West: Choosing ‘Fundamentalism’ in a Liberal Democracy, Londres, Palgrave Macmillan, 2001.
[42] BRACKE S., « Interroger, conceptualiser et engager une trans/formation de soi : Entretien avec Sarah Bracke réalisé par Nadia Fadil et Guillaume Roucoux », Comment s’en sortir ?, n° 3, 2016, p. 26-41 ; BRACKE S., « Choosing a vocation: an essay on agency », CSWR Today, 2014, pp. 32-38 ; BERGER P. and LUCKMANN T., The Social Construction of Reality, Op. Cit., p. 180 (pour la citation).
[43] Loïc Le Pape a ainsi montré comment le récit en termes d’« appel » était co-construit avec l’institution religieuse d’accueil. LE PAPE L., « "Tout change, mais rien ne change" » Les conversions religieuses sont-elles des bifurcations ? », in GROSSETTI M., BESSIN M. et BIDARD C. (dir.), Bifurcations, Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, Paris, La Découverte, 2009, pp. 212-223.
[44] Cette notion est aussi utilisée par John Gray à propos du choix des valeurs et des modes de vie qu’elles sous-tendent. GRAY J., Isaiah Berlin, Op. Cit., pp. 106-107.