N°15 / Réflexions sur la haine dans les sociétés contemporaines

La haine en tant que passion sociale : entre pulsion de mort et pulsion de vie sociale

Destruction et création de lien social

Maxime Piccolo

Résumé

La haine, tout comme son sentiment opposé l’amour, fait partie de la catégorie des sentiments passionnés. Ces sentiments d’une grande intensité se posent sur les gens et les choses. Si l’amour et la haine sont deux sentiments dits primaires (Honneth, 1992), ils sont au cœur des interactions entre les Hommes. Amour et haine suggèrent d’un côté l’attirance avec Eros, la pulsion de vie et de l’autre, la répulsion avec Thanatos, la pulsion de mort. L’amour érige et sédimente le lien social tandis que le haine le sépare et le détruit. La haine détruit d’abord, car l’objet même de ce sentiment est la négation de l’autre. On assiste à une volonté pulsionnelle de rejeter l’autre hors de notre champ de vision pour ce qu’ils représentent à nos yeux : une menace pour soi. Pourtant, paradoxalement, la haine crée aussi des formes de résistances. La haine peut ainsi être pensée comme une double pulsion, de mort sociale d’abord, par son caractère destructeur et comme pulsion de vie sociale, ensuite, qui peut libérer et créer des formes de solidarité.

 

Hatred, like its opposite, love, belongs to the category of passionate feelings. These are highly intense feelings about people and things. If love and hate are two so-called primary feelings (Honneth, 1992), they are at the heart of human interaction. On the one hand, love and hate suggest attraction with Eros, the drive for life, and on the other, repulsion with Thanatos, the drive for death. Love builds and sediments the social bond, while hate separates and destroys it. Hate first destroys, because the very object of this feeling is the negation of the other. There is an impulse to reject the other from our field of vision for what they represent in our eyes: a threat to ourselves. Yet, paradoxically, hatred also creates forms of resistance. Hate can thus be thought of as a dual drive, firstly one of social death, through its destructive nature, and secondly as a drive for social life, which can liberate and create forms of solidarity. 

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Par Maxime Piccolo, Doctorant en sociologie à l’université de Montpellier Paul-Valéry, membre du LEIRIS.

La question sociale n’est pas seulement une question éthique, mais aussi une question de nez,

Simmel G.

La haine, tout comme son sentiment opposé l’amour, fait partie de la catégorie des sentiments passionnés. Ces sentiments d’une grande intensité se posent sur les gens et les choses. Si l’amour et la haine sont deux sentiments dits primaires[1], ils sont au cœur des interactions entre les Hommes, « Le fait que nous soyons absolument tissés d’interactions est dû tout d’abord à ce que nous réagissons au niveau sensoriel les uns par rapport aux autres »[2].

Amour et haine suggèrent l’attirance d’un côté et la répulsion de l’autre. On retrouve cette idée chez Freud qui oppose ces deux émotions en tant que pulsions contraires. D’un côté, l’amour avec Eros, la pulsion de vie et de l’autre, la haine, avec Thanatos, la pulsion de mort. Si Freud mobilise ce concept pour la naissance d’un deuxième enfant qui vient menacer la place du premier, on propose de l’élargir aux formes d’attachement social dans toute sa diversité. Dans cette situation, on peut dire que l’amour érige et sédimente le lien social tandis que le second le sépare et le détruit.

On proposera ainsi d’analyser cette passion de haine sous cette double dimension de pulsion de mort et de vie sociale se référant à la destruction et à la (re)création de formes de solidarités.

LA HAINE COMME PASSION SOCIALE

 « Les impressions sensorielles que suscite en nous cet objet humain font en un sens office de valeur sentimentale et, en un autre, sont l’instrument de sa connaissance instinctive ou raffinée – tout cela intimement mêlé, et à vrai dire de façon pratiquement inextricable, devient la base des relations que nous nouons avec lui », Simmel[3].

Figure 1

 

Figure 2

 

Parmi les passions sociales associées à la haine, les plus proches sont la colère, le mépris, la méchanceté, la rage, le dégoût, la revanche, le ressentiment, l’hostilité, l’inimitié et l’agression. En s’intéressant à la structure sémantique[4] du terme de la Haine (voir figure 1), nous nous rendons rapidement compte de que la haine est associée à la mise à distance de l’autre. On retrouve cette représentation du lien dans les termes antonymes les plus efficients à la haine : adoration, affection, amitié, amour, attachement… Quant au mot d’amour (voir figure 2), il semble bien se situer en opposition à la haine, se situant dans le champ lexical du lien à l’autre. L’amour est aussi la racine des formes de relation affective :  ami, amitié, amicale, aménité, amant… En ce sens, l’amour désigne un ensemble de relations dont l’attachement à l’autre repose sur une affectivité intense qui fait lien entre les Hommes. En substance, l’amour peut être défini comme une reconnaissance réciproque de soi à autrui dans les multiples sphères de la vie sociale. On parle d’amour pour la famille, d’amour pour son partenaire ou son ami (amitié), d’amour pour son travail, d’amour pour la nation.

En reprenant les travaux phénoménologiques sur l’attachement de Winnicott et de Bowlby, Honneth montre que dès l’enfance se crée ce sentiment d’amour. C’est par cette première forme de reconnaissance, procurée par les figures d’attachements, dans les premiers âges de la vie, que l’enfant se constitue le socle de son devenir, nommé « la confiance » (en soi et en l’autre). Si l’amour produit de tel sentiment, la rupture ou la peur de celle-ci, vient produire une distance entre les choses qui se figure sur celui ou celle qui la provoque ou semble la provoquer. C’est de cette logique que Freud dégage sa théorie sur le développement de l’enfant et Honneth sa théorie de la reconnaissance. Si l’amour réciproque est au fondement du lien, la haine est donc un mouvement contraire à l’attachement à l’autre. On peut donc supposer que la perte d’attachement, effective, possible ou probable, déclenche chez celui qui la ressent, des sentiments opposés à l’amour d’une intensité parfois similaire. Comme le signifie l’adage, « On aime avec autant d’intensité qu’on haït ». 

Ainsi, on proposera de voir la possible apparition de la haine lorsqu’un individu ou un groupe désigné menace, ou semble menacer, l’équilibre des besoins fondamentaux d’un individu ou d’un autre groupe. Les travaux de Honneth (et de Simmel) permettent d’incorporer cette dimension sensible dans la théorie des liens sociaux de Durkheim. L’Homme a un besoin de reconnaissance à travers une appartenance sociale (dimension identitaire), une estime sociale (valeur) ou un accomplissement social (agentivité/capacité d’agir)[5]. La fonction du lien, relation individu-ensemble social, n’est pas uniquement liée à la protection mais est, aussi, motivé par la reconnaissance, « Les liens sont multiples et de nature différente, mais ils apportent tous aux individus à la fois la protection [sic] et la reconnaissance [sic] nécessaires à leur existence sociale »[6].

En ce sens, amour et haine, attraction et répulsion semble s’insérer parfaitement dans le cadre d’analyse de l’attachement social de Serge Paugam définit comme le « processus d’entrecroisement des liens sociaux »[7] qui garantissent protection et reconnaissance. Ces formes d’attachement qui nous lie à l’autre (et aux ensembles sociaux) sont des conditions nécessaires à l’existence sociale des individus. En absence d’attachement, comme c’est le cas des formes d’intégration marginale, Paugam parle de « quasi-mort sociale » pour ces individus situés en marge de la société.

LES DIMENSIONS DE LA HAINE

Pour étudier la passion d’amour ou de haine, on peut reprendre les trois dimensions proposées par Kaufman, phénoménologique, intentionnelle et pratique. Phénoménologique, déjà puisque l’individu ressent la chose, c’est l’ « effet-que-cela-fait » de les ressentir »[8], intentionnelle ensuite, car l’émotion positionne soit par rapport à autrui, « celle des évaluations et concernements ou, à l’inverse, des répulsions et désintérêts que les individus entretiennent à propos des objets, événements et personnes, réels ou imaginés, qui peuplent leur environnement »[9], pratique, enfin, car les pulsions « augmentent ou diminuent la puissance d’agir et incorporent des tendances à l’action telles que fuir (la peur), protester (l’indignation), détruire (la colère), repousser (le dégoût) ou parader (la fierté) »[10].

Le sens phénoménologique « de faire l’expérience de la chose » de la haine est résumé par Simmel, « L’homme moderne se montre choqué par d’innombrables choses, qui lui semblent au niveau sensoriel insupportables ». Le sociologue des sens a bien montré que, pour des êtres sociaux et sensibles, la relation ne se résume pas à sa seule utilité instrumentale et s’inscrit dans le sensoriel : « Sous l’angle subjectif, la perception sensorielle d’un être éveille en nous des sensations de plaisir et de déplaisir, de saisissement ou d’abattement, d’excitation ou d’apaisement, à sa vue, ou au son de sa voix, du seul fait de sa présence sensible dans la même pièce »[11]. C’est d’ailleurs par cette dernière dimension que s’objective les positions dans l’espace social qui passent en premier lieu par un ressenti où « chaque sens, en fonction de sa particularité, contribue de façon caractéristique à l’agencement de l’existence collective, et qu’aux nuances de ses impressions correspondent des spécificités des rapports sociaux ; la prédominance d’un sens ou d’un autre, dans le contact entre individus, confère souvent à ce contact une tonalité sociologique qui, sans cela, n’aurait pu être obtenue »[12]. Simmel sépare ainsi les formes sensibles en plusieurs organes assurant une fonction différente, mais complémentaire : l’oreille, l’œil, le nez, la voie…

Pour reprendre Pierre Bourdieu, nos « goûts finalement sont des dégoûts ». Du ressenti se construit une intention. Ce sont nos goûts et dégoûts qui viennent structurer l’espace social. En reprenant la typologie de Simmel sur les sens, la haine fait partie de ces sentiments de la famille de l’odorat qui « doit conduire à opérer un choix et une prise de distance, qui forment en quelque sorte l’une des assises sensibles de la réserve sociologique de l’individu moderne »[13] et qui est « à l’origine de bien plus de réactions de rejet que de réactions d’attirance »[14]. Cette passion s’incarne de manière viscérale et provoque un retour en arrière difficile, lorsqu’on « ne plus la sentir ». Dès lors, on se met à espérer de ne plus avoir à la supporter plus longtemps. C’est le cas de ces fruits pourris, du lait caillé ou de cette viande avariée que lon rejette avec force après avoir senti l’odeur qui nous a fait « tournée de l’œil ». Le processus d’intentionnalité ne se résume pas à la polarisation développée par Kaufman. En effet, l’intentionnalité est le fait que la conscience soit dirigée vers un objet. Dans le cas de la haine, elle se fixe, non sur des actes comme la colère, mais sur des personnes ou des groupes (on parle de haine de soi ou de haine de l’autre). Nous nommerons ce phénomène le processus figuration.

Enfin, dans sa dimension pratique, la haine s’objective dans nos comportements. Pour faire face à cette menace, on cherche un moyen, souvent brutal, de l’éloigner de notre vue. On cherche à ainsi à détruire cet objet pour s’en protéger. Cette dimension comme celle de la figuration sera étudiée dans la prochaine partie.

Pour être exhaustif, la passion de haine est dite collective, lorsque « les trois composantes – phénoménologique, intentionnelle et pratique – que nous venons de mentionner sont « collectivisées » de façon suffisamment harmonieuse pour soutenir une phénoménologie en Nous, une intentionnalité collective de type affectif et des tendances à l’action collective »[15]. Ainsi, on peut parler de passions sociales lorsque le sujet devient collectif. Les émotions partagées créent de nouvelles tendances à l’action, telle l’indignation populaire, qui incite à la révolte ou à l’émeute, ou la fierté nationale, qui mène à l’exclusion des étrangers jugés indésirables.

LA HAINE, UNE PULSION DE MORT

 Celui qui hait s’efforce d’écarter et de détruire la chose qu’il a en haine,

Spinoza.

La haine ne sépare pas seulement, elle cherche à détruire l’autre. Elle revêt un caractère destructeur. C’est pour cette raison qu’Adorno soutenait la nécessité de haïr le capitalisme pour le détruire. La colère seule ne suffit pas, seule la haine peut jouer ce rôle destructeur. Celui qui hait ne peut se résoudre que difficilement à accepter le dépassement du conflit par un dialogue raisonné tant la finalité de l’action se situe dans la disparition de l’autre de notre champ de vision.

Ainsi, la motivation des mouvements issus du sentiment de haine est la destruction de l’autre. Par conséquent, nous nous rendons compte que les actions issues de ce sentiment ne peuvent pas être pacifiques. Si le répertoire est le plus souvent primitif selon Tilly, c’est-à-dire peu organisé, fugace et violent (ex : des émeutes), il peut aussi s’organiser de façon minutieuse et militaire comme ce fut le cas dans les heures sombres de l’histoire (ex : génocides). Dans tous les cas, ce qui frappe dans les moyens mobilisés, c’est l’impossible réconciliation entre les unités en conflit. Si la coexistence d’unités différentes est ordinaire dans nos sociétés modernes comme le montre Durkheim dans la division du travail social (la différenciation crée de la complémentarité), l’irruption du sentiment de haine vient rendre inopérante la possible coopération des unités désignées comme différentes. Ainsi, « avant d’être destructrice, la haine est donc séparatrice »[16]. On se retrouve là face à une séparation forgée sur une opposition de valeur entre unité et unité désignée. C’est cette haine qui provoque des actions collectives, des campagnes d’affichages, des manifestations, des maraudes excluantes et des passages à tabac qui aboutissent à une fragilisation du vivre ensemble. S’il est difficile de l’accepter, chez ces militants, la haine est d’abord un moteur de résistance. Il suffit d’interroger un militant de ces groupes pour s’en rendre compte. Le militant fait « acte de résistance », il « protège la France de l’envahisseur », surveille les frontières et veille à « protéger les valeurs de la France ». L’agression est d’autant plus violente symboliquement qu’elle ne semble pas se reconnaître comme agression.

Cette construction nécessite un récit de ces identités collectives qui s’incarnent dans des individus devenus objets, c’est le processus de figuration. Pour appréhender ce phénomène, on peut reprendre une triple dimension de l’être, proposé par Kaufmann, à savoir : masque, visage et face renvoyant à la typification, à la reconnaissance et au face à face. Là encore, on peut se référer à Simmel qui explore le concept de visage dans sa sociologie des sens, « Le visage est le lieu géométrique de tous ces savoirs, il est le symbole de tous ces éléments constitutifs donnés par l’individu à son existence ; en lui est déposé ce qui, de son passé, est descendu au tréfonds de son âme, et qui a laissé en lui des traces ineffaçables ». La face est une dimension supplémentaire du visage en tant qu’ « aspect expressif du visage »[17].

Dans le processus de figuration de la haine, l’autre perd sa face (sa capacité à se présenter - Goffman) et à se raconter (Ricœur), il perd son visage (sa reconnaissance en tant qu’être moral au sens de Honneth) pour devenir un masque, un être typifié et impersonnel. Cette typification réduit l’individu à une catégorie, il n’est plus « je », lui », mais devient un « eux ». Ce passage objective une séparation entre deux mondes dont le pont symbolisé par l’« être frontière » devient protégé par des « gardes frontières »[18]. Dans cet aboutissement du processus, l’individu n’est plus maître de son identité, il devient un « Self Mortifié » (Goffman). Pourtant, paradoxalement, c’est la perte de la capacité des groupes à se raconter dans le présent et le futur qui crée le sentiment de colère et haine. On est face à la peur de perdre une pulsion de vie qui figure une haine sur des individus. L’autre, une fois désignée, devient ainsi la principale raison de cette atrophie de l’identité narrative.

Pour en donner une illustration, on peut s’appuyer sur le cas des « incels », involuntary celibates. En se penchant sur ce phénomène, on se rend compte que la haine portée à l’égard des femmes se couple avec la non-reconnaissance que ces dernières portent à leur égard. Selon le sentiment des incels, si ces derniers sont seuls, ce n’est en rien la conséquence d’un choix, mais au contraire d’une situation subie qu’ils jugent injuste. Ils considèrent que les femmes leur doivent une forme de reconnaissance particulière, affective et sexuelle qui ne leur est pas rendue. Là, s’installe de manière insidieuse une détestation envers une catégorie qui ne reconnaît pas leurs valeurs en tant quhomme. La catégorie de la détestation trouve alors son objet et prend forme dans la catégorie typifiée des « femmes », qui revêt là, un masque social impersonnel. L’individu est alors dépersonnifié au profit d’une catégorie « femme ». Ainsi après avoir perdu la possibilité de parler face à l’autre, l’individu sujet à la haine perd son visage, c’est-à-dire sa reconnaissance dans l’interaction. Dans un mouvement contraire, la construction identitaire du Nous, crée des visages, tel que Elliot Rodger, qui deviennent des symboles servant de totem à la communauté.

Ainsi, on peut dire que haine se sert de visage pour se déployer. Il se fixe sur des martyrs comme Philippine, Émile, Maëlys, Lucas… et trouve des figures médiatiques pour diffuser son discours. La haine se répand, nourrissant mutuellement colère, dégoût et injustice. Les gourous se servent alors de l’impuissance partagée - frustration- pour proposer de la convertir en puissance d’agir. Ainsi comme le rappelle Véronique Nahoum-Grappe, « la force de séduction collective des postures de haine […] configure un ennemi servant d’instrument aux pires desseins mortifères du politique »[19]. C’est ce qui est communément nommé le « populisme » qui prend à son compte les sentiments du peuple en offrant un cadre d’explication séduisant. On joue ainsi sur les émotions positives et négatives, on érige et on détruit, on exalte et on maudit. Nous retrouvons donc, la pulsion de vie et la pulsion de mort. De la sorte, on idolâtre la nation, on pointe sa fragilité et on finit par expliquer quelle est en train de disparaitre menacé par un Eux venu d’ailleurs. Par ce procédé, on agite les peurs qui s’organisent tour à tour pour forger des collectifs de « résistance » qui cherchent à fabriquer et à préserver des formes de solidarités excluante dans un Nous face à un Eux.

La haine produit ainsi, un paradoxe, elle reconnaît l’existence de l’autre et l’existence d’une différence désignée - tout en souhaitant sa négation - cette reconnaissance de l’autre doit être lue comme une forme de typification dans un masque, ou l’autre perd à la fois son visage, sa reconnaissance en tant que sujet, et à la fois sa face, sa capacité à s’exprimer et à sa raconter.

LA HAINE COMME PULSION DE VIE : UNE (RE)CRÉATION DE LIEN

Ainsi, il est vrai que bon nombre d’individus subissent une haine particulière compte tenu de caractéristiques qui leur sont assimilées. Cette haine tournée vers ces communautés porte des noms particuliers prouvant que celle-ci n’est en rien « résiduel », mais bien effectives et systémiques. Ainsi l’étranger, le juif, le musulman, les femmes… sont visés à des degrés différents par ce sentiment. On parle ainsi de xénophobie, d’antisémitisme, l’islamophobie, de misogynie pour définir ces attaques barbares, psychologiques ou physiques, qui ciblent des communautés.        

Pourtant, cette pulsion de mort qui sépare et détruit le vivre ensemble crée aussi une pulsion de vie et de solidarité. En effet, dans un mouvement contraire, cette haine oblige les communautés qui la subissent à s’organiser pour se défendre en collectif de quartier, association, groupe sur les réseaux, forum, etc. assurant des réseaux de solidarité pour les membres de la communauté. Ces solidarités sont ainsi des supports qui agissent comme des formes de résistance assurant la protection et la reconnaissance de ses membres. Les communautés se réapproprient les stigmates subis pour en faire une nouvelle force. C’est le cas des communautés LGBTQIA+, qui a lancé la marche des fiertés, pour renverser le stigmate qui les repoussait dans des zones marginales et invisibles de la vie sociale. Ces tissus de solidarité face à la haine s’étendent aujourd’hui sur le web, place forte du débat public, où les plateformes si elles cherchent à être des agoras se transforment bien souvent en arenas. La haine déclenche ainsi une résistance dans son double sens, une résistance par une opposition et une résistance en tant que support de solidarité face à celui qui l’exerce.

Pour la suite, on va se focaliser sur les formes de résistances qu’engendrent la haine, rentrant dans ce que Gaulejac et Taboada Léonetti[20] nomment la phase de volte dans le processus de désinsertion.  La révolte est ici vécue comme une forme de résistance - pulsion de vie - face à un processus d’exclusion - pulsion de mort -. La résistance collective provoque une constitution d’un nous face à un eux où, les individus reprennent une capacité d’agir et une capacité narrative dont ils ont le sentiment d’être dépossédés. Si ces formes de résistance face au processus de perte de soi prennent de formes multiples allant du militant de génération identitaire, de l’incels, au Gilet jaune, elles ont toutes le sentiment d’être légitime pour les acteurs en action. Dans son ouvrage De lenvie et de la haine, Plutarque explique ainsi « La haine, au contraire, est souvent légitime. Cela est si vrai, que nous appelons dignes eux-mêmes d’être haïs ceux qui ne fuient pas les gens haïssables et qui n’éprouvent pas à leur égard de la répugnance et de l’aversion ».

Pour exemplifier ce caractère de résistance, en tant que pulsion de vie, on propose un focus sur le mouvement des Gilets jaunes devenus un véritable « petit champ scientifique interdisciplinaire »[21]. La défiance originelle envers le mouvement de la part des intellectuels, des syndicats et des structures politiques peut d’ailleurs s’expliquer dans cet « imaginaire conservateur » qui a pu être associé au mouvement, à ses débuts. Ce mouvement a pu être perçu comme un mouvement anti-progressiste, qu’il soit économique ou culturel. Les différentes études ont finalement infirmé cette représentation présentant un mouvement hétéroclite voulant se situer au-delà des considérations politiques et des clivages politiques. Ce qui marque les observateurs en dépit de l’hétérogénéité du mouvement, c’est le sentiment partagé de rancœur à l’égard de Emmanuel Macron[22], qui a très largement nourri les manifestations.

« Ici, dans la vallée, on ne le déteste pas juste pour ce qu’il dit à la télé, mais parce qu’il ne comprend rien à nos vies. […] La haine, c’est ce qui nous a rassemblés sur les ronds-points », Marine, aide-soignante, 48 ans[23].

Les petites phrases successives ont été perçues comme des formes de mépris envers ceux qui « galèrent à boucler leurs fins de mois » et narrive plus à vivre dignement de leur travail. Le président de la République est devenu l’ennemi commun qui fabrique de la cohésion sociale et de la solidarité. Le gilet jaune, devenu symbole et reflet de la mobilisation, a permis de revêtir cette haine sur le dos, « Macron on t’emmerde », « Les sans-dents dans la rue », « Macron décapitation »…

Au lieu d’être le garant de l’économie morale, le président a brisé le respect qui lie le dominant du dominé et trahit le pacte de l’économie morale en rabaissant ces « gens qui ne sont rien », en les conseillant pour se payer une chemise ou pour trouver un emploi en traversant la rue[24]. Ces phrases successives, jugées méprisantes où « il suffit de traverser la rue pour trouver un travail » couplées aux politiques mises en oeuvre par le gouvernement en place qui visent à ne rien céder « ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes. », ont suscité une incorporation physique du sentiment d’injustice qui s’est cristallisé sur la personne du président. La colère s’est ainsi déplacée en haine en figurant l’objet de la détestation. Emmanuel Macron s’est dévoilé comme le banquier à la charge des puissants générant une séparation entre un « Nous » et un « Eux ». La France du T-shirt contre la France du costard[25]. Le « nous » s’est construit autour d’un symbole, le gilet jaune, et d’une expérience commune, celle de la difficulté à finir ses fins de mois.

Cette haine, si elle s’est développée, s’est constituée autour de deux expériences complémentaires, celle du mépris (perte de reconnaissance) et celle de la « galère des fins de mois ». Cette double expérience de perte de reconnaissance et de perte de protection exprime une perte possible ou effective d’attachement social.  Ainsi, ce « Nous » auquel appartiennent les acteurs du mouvement appartiennent à une zone d’intégration périphérique que Robert Castel appelle la zone de vulnérabilité « en deçà d’une intégration assurée, mais au-delà de l’action sociale »[26].

Dans le cas des Gilets jaunes, cette dégradation ressentie du pouvoir de vivre n’est pas nouvelle et s’ancre dans un processus plus large que Castel a brillamment identifié à travers les transformations du travail, lien régulateur de la vie sociale, avec l’apparition du « néo-libéralisme ». Si le Néo-libéralisme est un phénomène total[27], on peut supposer qu’il a modifié les structures fondamentales d’attachement qui relie soi à autrui. Cette modification prend deux formes.

D’abord économique en modifiant les rapports de production entre le salarié et le patron, avec la montée des emplois a-typiques qui produisent des emplois a-complets dans une société qui vise le plein emploi[28] posant, pour reprendre Rosanvallon, une « nouvelle question sociale ». D’économie morale, ensuite, par un discours hégémonique sur la méritocratie qui responsabilise l’individu dans ses réussites comme dans ses échecs par un rejet épidermique des effets de structures. Portée par le mythe de l’autonomie, la vulnérabilité de l’Homme, si elle est ontologique et structurelle[29], devient un problème de soi et à soi. L’individu doit ainsi faire l’épreuve de la culpabilité lorsqu’il dévoile aux autres sa perte d’autonomie. Ce regard offre un ancrage théorique pour étudier la trame du social et des vies abimées[30]. Ce sont les vulnérabilités de ces supports de la vie sociale, c’est-à-dire des fragilisations des supports de protection et de reconnaissance, qui crée une crise[31] chez l’individu participant à l’apparition de sentiments négatifs telles que l’injustice, la colère et la haine.

Dans le cas du mouvement des Gilets Jaunes, la haine a entrainé la création de formes de solidarité compensatoire qui ont agi comme des formes de résistance pour faire face aux vulnérabilités structurelles et relationnelles des acteurs. Cet acte de résistance a permis aux acteurs de retrouver un pouvoir d’agir dont ils avaient le sentiment d’être peu à peu dépossédés permettant de créer des pulsions de vie, c’est-dire, des nouvelles formes d’attachement. Ce récent épisode d’action collective marquée par un sentiment de haine n’est pas sans rappeler la phrase d’Adorno sur la « nécessaire de haïr le capitalisme » pour atteindre l’émancipation. C’est aussi par la destruction des anciennes formes de liens que de nouvelles peuvent émerger et, pourquoi pas, améliorer les conditions de vies des individus.

BIBLIOGRAPHIE

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STEPHANATOS, G., « De la haine nécessaire à la clôture totalitaire du sens », Topique, no 122, 2013, pp. 29-44, 2013.

 

[1] HONNETH A., La lutte pour la reconnaissance. Folio, 2013 (1992).

[2] SIMMEL G., Les grandes villes et la vie de l’esprit suivi de Sociologie des sens, Payot & Rivages, 2018, (1903 et 1907), p.22.

[3] Ibid., p.22.

[4] Le CRISCO (Centre de recherches inter-langues sur la signification en contexte) a réalisé un dictionnaire électronique des synonymes (DES) qui s’intéresse à la structure sémantique des mots.

[5] On peut se référer aux travaux de Paul Ricoeur sur la narration de soi. On peut aussi se référer, d’un point de vue pratique, à la dimension de « Bien-être » défini comme l’accomplissement de soi. Selon l’OMS, l’« état de bien-être permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d'être en mesure d'apporter une contribution à la communauté ».

[6] PAUGAM S., Le lien social, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », p. 63, 2009.

[7] PAUGAM S., L'Attachement social, Formes et fondements de la solidarité humaine, Seuil, 2023, p. 137.

[8] KAUFMANN L., « Émotions collectives », Passions sociales, Presses Universitaires de France, p.191, 2019.

[9] Ibid, p.192.

[10] Ibid.

[11] SIMMEL G. Les grandes villes et la vie de l’esprit suivi de Sociologie des sens, Payot & Rivages, 2018, (1903 et 1907), p.22.

[12] Ibidem.

[13] Ibid. p.30.

[14] Ibid., p.31.

[15] KAUFMANN L., « Émotions collectives », Passions sociales, Presses Universitaires de France, 2019, p.192.

[16] STEPHANATOS G., « De la haine nécessaire à la clôture totalitaire du sens ». Topique, no 122, 2013, pp. 29-44.

[17] SIMMEL G., Les grandes villes et la vie de l’esprit suivi de Sociologie des sens, Payot & Rivages, 2018, p.17.

[18] « Parce que l’homme est l’être de liaison qui doit toujours séparer, et qui ne peut relier sans avoir séparé, il nous faut d’abord concevoir en esprit comme une séparation l’existence indifférente de deux rives, pour les relier par un pont » Simmel, 1998, p.168.

[19] NAHOUM-GRAPPE V., « La préférence pour la haine. Quelques réflexions sur les élans collectifs », Inflexions, vol. 11, no 2, 2014, p. 135.

[20] DE GAULEJAC V., TABOADA, LEONETTI, I., « La désinsertion sociale [Déchéance sociale et processus d’insertion] », Recherches et Prévisions, no 38. 1994, pp. 77-83.

[21] RAVELLI Q., « La ruée vers l’or jaune : difficultés de lengagement scientifique dans un mouvement social, Sociologie, vol. 11, 2020, p.273.

[22] Sans doute Emmanuel Macron aurait être plus assidu dans la lecture de Machiavel qui conseillait au Prince pour garder le pouvoir de « tâcher avec soin de ne pas s’attirer la haine » (chap. 17) et d’ajouter « Le mépris et la haine sont sans doute les écueils dont il importe le plus aux princes de se préserver » (chap. 16).

[23] Extrait d’un entretien réalisé en janvier 2019 sur le rond-point de l’âne à Limoux.

[24] HAYAT S., Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir, Le Seuil, 2019.

[25] Référence à cette phrase du 28 mai 2016, d’Emmanuel Macron « Vous n’allez pas me faire peur avec votre tee-shirt. La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler ».

[26] PAUGAM S., « Face au mépris social, la revanche des invisibles », Hypothèse sur le mouvement, AOC, 2019, p. 40.

[27] « Dans ces phénomènes sociaux “totaux”, comme nous nous proposons de les appeler, s’expriment tout à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions religieuses, juridiques et morales – et celles-ci supposent des formes particulières de la production et de la consommation, ou plutôt de la prestation et de la distribution ; sans compter [là encore, je souligne] les phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits et les phénomènes morphologiques que manifestent ces institutions », Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, 1950, p.148.

[28] CASTEL R., « Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? L’institutionnalisation du précariat », Repenser la solidarité Les apports des sciences sociales, Presses Universitaires de France, 2007, pp. 415-433.

[29] SOULET M., Reconsidérer la vulnérabilité. Empan, no 60, 2005, pp. 24-29.

[30] Bourdieu, lui-même, le fera dans La misère du monde en 1993.

[31] « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » Antonio Gramsci, 1983, Cahiers de prison.

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Quand l’émotion et la haine séparent partisans de l’équitation et ceux du bien-être animal

Patrice Regnier, Stéphane Heas

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