Thomas de Castelbajac, Psychologue clinicien – psychanalyste, Doctorant en philosophie – Équipe recherche : « Éthique Éducation Santé ». Université François Rabelais de Tours.
Dans l’imagerie populaire, la folie reste associée aux murs bâtis pour la contenir à distance de la cité. Si, grâce au courant désaliéniste de l’après seconde guerre mondiale, cette tenace représentation n’est plus motivée par la réalité, il n’en demeure pas moins que c’est désormais un autre type de mur qui s’est érigé. Tel que nous le considérerons dans cet article, ce mur invisible est le parfait envers de son aïeul pierreux avec lequel il partage cependant ceci que le sujet psychotique continue encore et toujours de s’y heurter.
L'emmurement asilaire
C’est à partir du XVIIe que l’histoire de la folie rencontre celle des murs qui ont pour devoir tant de la contenir que de la maintenir, le plus souvent de force[1]. Enchaînée la folie peuple les bas-fonds des hôpitaux généraux, des prisons et des dépôts de mendicité en y côtoyant les détenus de droit-commun, les indigents, les vagabonds et autres libertins. Suite à la Révolution, ces structures, symboles d’un pouvoir monarchique arbitraire, opérant par lettres de cachet, sont nationalisées, confisquées ou encore fermées. Toutefois, sous l’administration napoléonienne, face à l’afflux de malades et de blessés dont le nombre présente le risque de constituer le foyer de nouvelles épidémies, le patrimoine hospitalier est rouvert, remis en état. Parallèlement, émerge l’idée d’une structure d’assistance spécifiquement destinée à l’accueil de la folie qu’assied la loi du 30 juin 1838 enjoignant chaque département à bâtir un asile : établissement public de soin aux aliénés.
L’asile est donc, avant d’être un lieu de ségrégation et de coercition ceint de murs infranchissables[2], un espace communautaire où s’applique le traitement moral de la folie par une équipe médicale ; ce qu’illustre le mythe portraituré de Ph. Pinel libérant les fous de leurs chaînes. Cependant, si la folie est libérée, c’est au prix de son épinglage comme objet médical : objet de savoir et de pouvoir qu’ont rendu saisissable les institutions de séquestre[3], symptômes des sociétés capitalistes naissantes œuvrant entre partage des oisifs et des réels improductifs à isoler. Espace autre, hétérotopie[4], selon M. Foucault, l’asile protège et isole la folie qui trouve à se distribuer en une organisation inverse à celle de la vie hors de ses murs. Au désordre de la société industrialisée, à son effervescente agitation et à la contamination des vices qu’elle favorise, les asiles proposent ordre, calme et vertu, traduits d’abord par la rationalité architecturale de ses constructions[5]. Bâti dont l’excellente organisation est le principal adjuvant de l’aliéniste, tel que le soutient E. Esquirol en ouverture de son rapport de 1818 : « Une maison d’aliénés est un instrument de guérison ; entre les mains d’un médecin habile, c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales »[6]. Sis en un milieu paisible, à la campagne, l’architecture asilaire, dont Ph. Pinel, puis son élève E. Esquirol, dresseront les grandes lignes de force, doit assurer, avant tout, par un système de fine hiérarchisation, la séparation des sexes et des classes sociales mais également la répartition des malades par types de pathologies en quartiers et pavillons distincts. S’insèrent, dès lors, de nouveaux murs entre les murs clôturant le parc, tous rayonnant, en des effets recherchés de symétrie, vers le cœur de l’asile où trônent la chapelle et l’administration centrale.
Si, par son placement à l’asile, le fou est protégé des tumultes sociaux, la société ne l’est pas moins des errements de celui-ci. « Il faut défendre la société »[7] donne pour titre, M. Foucault, à son séminaire de 1975-1976 au collège de France, et c’est aussi l’une des missions des asiles régionaux dont les murs séparent la raison de la déraison, la liberté de l’aliénation, la sécurité de la dangerosité véhiculée par l’image de la monomanie homicide théorisée par E. Esquirol. Cependant, à l’aune de l’expérience des colonies ou villages d’aliénés, telles celles de Leyme dans le Lot ou de Gheel en Hollande[8], en lesquelles la liberté de circulation des aliénés est quasi-totale, la pertinence de l’isolement de la folie et de son confinement par les murs de l’asile est interrogée en vue d’un compromis entre sécurité élémentaire, tant de la société que du malade, et liberté de déplacement de celui-ci. Ouverture partielle dégageant l’asile d’un modèle strictement carcéral qui, à partir de 1870, sera contrecarrée par les sévères coupes budgétaires conduisant aussi bien le bâti que les soins dispensés à se dégrader en ce microcosme clos. Ceint de ces murs lézardés, les asiles deviennent autarciques tandis que les principes humanistes ayant présidé à leur édification dépérissent progressivement sous le coup de thérapeutiques de choc (comas insuliniques, électrochocs, psychochirurgie, etc.).
C’est au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale que la condition des asiles et de leurs pensionnaires est dévoilée. Lieux surpeuplés, abandonnés des pouvoir publics, lieux d’application de traitements brutaux, lieux de ségrégation et de claustration où moururent de famine 45000 malades psychiques lors de l’Occupation ; autant d’éléments faisant douloureusement écho aux horreurs concentrationnaires du régime nazi.
On abat bien les murs
À la politique asilaire succéda donc, en France une politique dite de secteur, aux prémisses posées par la circulaire du 15 mars 1960 dont les recommandations furent officialisées par la loi de juillet 1985. Depuis cette date, les départements sont ainsi géo-démographiquement découpés en secteurs, soit en bassins de population dont des équipes de soin pluriprofessionnelles réparties sur des structures hospitalières diversifiées ont pour mission d’accueillir les habitants. Ces lois sont d’importance pour la discipline psychiatrique qui voit là son champ d’action, auparavant ceint par les murs de l’asile, s’élargir à la Cité. On assiste alors à un effondrement des anciens murs par inclusion de l’intégralité du territoire national comme base de l’action en santé mentale ; phénomène d’ouverture totale qui n’a pas été sans prêter le flanc à de nouvelles critiques relatives au pouvoir hégémonique de cette discipline[9].
C’est à la fois grâce aux avancées de la pharmacologie et aux orientations marxistes et freudiennes des psychiatres de cette époque que voit le jour l’hôpital psychiatrique urbain, ainsi que nombre de structures ambulatoires installées au plus proche de la population, dans le but de réinscrire malades et soins au cœur de la cité. Il s’agit de passer d’un fonctionnement strictement intra-hospitalier à de petites unités de soin ambulatoire, ouvertes, aisément accessibles, disséminées sur tout le territoire et articulées les unes aux autres. Cette politique de soin tirant son origine d’un refus de la ségrégation des malades psychiques et de la volonté de satisfaire au principe de continuité des soins pour chaque patient, va donc permettre l’émergence de structures extra-hospitalières variées : Dispensaires d’hygiène mentale, Centres Médico-Psychologiques (CMP), Hôpitaux de Jour (HDJ), Centres d'Accueil Thérapeutique à Temps Partiel (CATTP), Unités d'Hospitalisation à temps Complet (UHC), Services Accueil Urgences (SAU) situés au sein des établissements de soins généraux, type Centre Hospitalier (CH) ou Centre Hospitalier Universitaire (CHU), appartements thérapeutiques et associatifs, centres de cure et de post-cure, familles d’accueil thérapeutiques, services d’hospitalisation à domicile.
À l’austérité de l’asile succèdent donc des petits bâtis, implantés au cœur des zones démographiques, favorisant les allers et venues des patients de leur domicile aux soins, et de ceux-ci à celui-là. À l’échelle nationale, ils présentent une grande diversité architecturale que seuls limitent les budgets alloués à la santé mentale et quelques considérations d’ordre fonctionnaliste inhérentes à tout établissement de santé. Aux pierres, aux murs et leur pesanteur encadrant la place forte occupée par l’aliéniste répondent la légèreté de projets flexibles permettant une utilisation diversifiée des espaces conçus par des équipes soignantes et des malades en mouvement. Le maître-mot est : « passage » qu’assurent, avant les lieux et leur architecture, les liens tissés entre soignants et patients. Dans cette logique, le lieu bâti passe donc au second plan dans ses effets thérapeutiques et si ceux-ci sont largement étudiés et discutés en cette époque c’est toujours dans la mesure où ils rendent possible la rencontre entre une équipe de soin et un patient. S’étayant du tissage de liens transférentiels, ce dernier, par une succession de passages tant réels que symboliques, peut de nouveau s’inscrire dans la cité. Le rôle du soignant est, dès lors, comparé à celui de passeur[10] accompagnant la traversée tumultueuse du patient d’une rive à l’autre. Le soin se supporte ainsi d’un travail opérant par dialectiques dont toutes découlent, en dernière instance, de celles des manifestations de l’inconscient : effets symboliques d’ouverture et de fermeture, de présence et d’absence.
Ainsi, si l’asile est associé à l’isolement et l’enfermement, les programmes d’architecture réalisés lors des années 1960 jusqu’au début des années 1990, eux, renvoient à la dimension de jeu dialectique vecteur de symbolique : opacité-intimité et surveillance-transparence ; lieux individualisés et lieux collectifs ; lieux sécures et lieux d’autonomisation ; vides et pleins ; dedans et dehors ; science technique et poétique du bâti, etc.[11]. Autant de jeux d’opposition que l’architecture convoque afin de créer des ambiances différenciées concourant au mieux-être de ses arpenteurs et à l’instauration de relations de confiance avec les soignants. Plus qu’auxiliaires des soignants, les murs sont pensés pour s’ouvrir sur des espaces transitionnels variés faisant passage au service des patients qui, en cette scansion, peuvent tout à la fois trouver refuge au sein des unités d’hospitalisation que liberté lors de soins réalisés à domicile par les équipes de secteur.
Cependant, depuis une vingtaine d’années, en dépit d’indéniables qualités, la politique sectorielle est remise en cause à partir d’arguments variés dont deux, tout particulièrement, nous paraissent devoir être mis en exergue dans la mesure où leur conjugaison fait terreau favorable aux récentes lois de santé. Le premier argument repose sur l’impossibilité réelle d’évaluation tant qualitative que quantitative de cette politique du fait de la profonde hétérogénéité de son déploiement à l’échelle nationale. Le second fait état que dans leur souci de désaliénation des malades, nul psychiatre n’a avancé de véritable théorie de l’hospitalisation complète. En effet, en un mouvement réactionnel, les concepteurs du secteur n’ont que très faiblement pensé les missions de l’intra-hospitalier, autrement dit le rôle et la place de l’hospitalisation temps plein au sein de structures spécifiquement dédiées à cet effet. Il nous semble que parmi d’autres critiques, ces deux ci proposent une prise toute particulière à l’application, en santé mentale, des récentes lois de santé visant à privilégier le principe d’économie au cœur du système hospitalier français : loi Hôpital Patient Santé Territoire (HPST) du 21 juillet 2009 et loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 dite de modernisation de notre système de santé.
D'un mur à l’autre
Si la volonté de maîtriser les dépenses de santé a toujours été une constante des différents gouvernements, il s’avère qu’elle s’applique avec une rigueur accrue en notre époque. C’est cet impératif que font entendre ces deux dernières lois dont les incidences sur la psychiatrie se font, aujourd’hui, grandement, et parfois douloureusement, ressentir. Sur le modèle des soins généraux MCO – Médecine, chirurgie et obstétrique – la loi HPST organise la conversion des secteurs de psychiatrie en pôles d’activités spécifiques et transversales divisant le public accueilli selon les pathologies présentées (centre expert troubles bipolaires, département d’addictologie, unité pour troubles du comportement alimentaire, centre ressource autisme, etc.), les âges (gérontopsychiatrie, structure adolescents, etc.) ou encore par durée moyenne de séjour (unité d’urgence et cellules d’accueil et de crise, unité et dispositifs de réhabilitation, etc.). Quant à la plus récente loi de janvier 2016 relative à la modernisation de notre système de santé, loi à la fois de stratégie médicale et de rationalisation économique, elle conduit à la mutualisation des moyens alloués aux établissements de santé d’un département par la création de Groupements Hospitaliers de Territoire (GHT). Groupements ramassés autour de l’entité la plus forte, un CHU, à partir d’un projet médical partagé, une politique sanitaire commune entre tous les services de soins, qu’ils soient généraux ou plus spécifiquement reliés à la santé mentale.
Parallèlement, ces mêmes structures ont vu leur temporalité s’accélérer épousant, par-là, les rythmes sociaux contemporains et les principes d’ordre économique visant à traiter de façon efficiente le pathologique sur des durées raccourcies : dépistage précoce des maladies mentales, programmes et thérapies brèves issus de modèles comportementalistes, étude statistique des durées moyennes de séjour, etc. Ainsi, si, jusqu’à présent, la santé mentale se distinguait des soins généraux, celle-ci en adopte désormais progressivement le mode de fonctionnement. C’est ce dont témoigne le rapport de 2006, à l’initiative du Ministère de la Santé et des Solidarités, traitant de l’architecture hospitalière[12] en lequel le particularisme du bâti psychiatrique se trouve nivelé au fonctionnalisme de celui des autres services de soins. Par ces recommandations communes, l’architecture relative à la psychiatrie tend donc à perdre ce qui faisait sa spécificité. Autrement dit, les modèles architecturaux conceptualisés à partir de la psychopathologie du public accueilli disparaissent sous un modèle fonctionnaliste d’organisation commune à tous les établissements de santé.
S’appuyant tant sur le caractère inévaluable du dispositif sectoriel que sur l’absence, en son cœur, de toute doctrine de l’hospitalisation, c’est désormais les soins ambulatoires qui sont privilégiés. À l’instar d’autres disciplines médicales, la psychiatrie contemporaine renforce les dispositifs extra-hospitaliers tandis que les moyens dévolus à l’intra-hospitalier se réduisent ce qui se traduit, en santé mentale, par la mutualisation ou la fermeture d’unités de soins et le démontage de nombre de lits d’hospitalisation. Ainsi, l’ambulatoire a-t-il pour mission d’empêcher ou de raccourcir les hospitalisations complètes jugées par trop coûteuses, quitte à privilégier des soins à domicile du patient par des équipes mobiles. Par cette nouvelle organisation des soins, se dessine alors un schéma envers de la psychiatrie asilaire. Aux deux siècles précédents, le malade ne pouvait aller et venir librement hors de l’hôpital, empêché qu’il était par les murs ceinturant ce dernier. Actuellement, l’obstacle se fait à l’hospitalisation au sens où cette dernière serait recherchée comme lieu d’asile, refuge dont les murs contenants et les soignants affectés proposeraient l’hospitalité. Évitement des hospitalisations et raccourcissement des durées de séjour, tel est, après son application aux soins généraux, le nouveau crédo orientant les soins dévolus aux malades psychiques.
C’est pourquoi la prise en soin en santé mentale se place maintenant sous l’égide du maître mot « circulation », et à plus large échelle de « gestion des circuits de flux ». Le patient doit passer rapidement d’un pôle à l’autre, promptement d’un ici vers un ailleurs, autrement dit de l’intérieur vers l’extérieur, de l’hôpital à son domicile tandis que le chemin inverse est, lui, sujet à de nombreux obstacles ; dans la mesure où l’état psychique du patient n’est pas estimé relever d’une véritable urgence, d’un péril imminent. Au-delà de l’importance et la pertinence des interrogations d’ordre éthique et juridique qu’elles soulèvent, en ce sens pouvons-nous également entendre les recommandations de majoration de liberté d’aller-et-venir pour le patient que celles de diminution des pratiques d’isolement et de contention. À l’instar de l’organisation hospitalière des flux aériens par la ventilation et l’aération de la fin du XVIIIe, de celle de la lumière et de l’eau à l’aune des découvertes pastoriennes du XIXe, puis, au XXe, des déchets dans leur rapport aux jalons posés par l’utilitarisme hygiénique, c’est actuellement autour de la circulation, des entrées, et surtout des sorties des malades, que s’articulent les recommandations de pratiques soignantes ainsi que celles architecturales en santé mentale. Répondant à ces prérogatives, l’avenir de la psychiatrie est désormais hors les murs ; mission à laquelle doit désormais concourir son architecture : « L’objectif de la psychiatrie moderne est bien de réussir à réintégrer, le plus rapidement possible, le patient dans la cité, et l’architecture doit y contribuer en préparant et en encourageant sa sortie et sa socialisation »[13].
Par ce souci qui nous semble moins dirigé vers le malade qu’orienté vers une bonne gestion des budgets hospitaliers, se dresse donc un nouveau mur devant ceux-ci. Mur solide bien qu’invisible, érigé en vue d’éviter au mieux les hospitalisations dont les coûts qu’elles entrainent demeurent, effectivement, lourds. Progressive abolition des murs pierreux vers l’extérieur rendant toute sa liberté au malade qui, à l’inverse, se cogne désormais la tête contre ce nouveau mur se dressant entre lui et la possibilité d’un refuge à sa folie. Folie qui trouverait à s’accueillir et se contenir à la fois par le poids réel du bâti que par les liens tissés, dans la longueur, avec les soignants. Car si l’aliénation sociale des malades se veut largement combattue par ce mouvement de circulation de l’intérieur de l’hôpital vers son extérieur, ce même mouvement, calquant la prise en soin de la maladie psychique sur celui des soins généraux, laisse en déshérence l’aliénation psychotique, en ce qu’elle a de spécifiquement atopique[14].
Devenir d’une folie errante et devoir d’hospitalité
Au regard des politiques de soins contemporaines se pose donc la question de l’avenir de l’accueil du sujet psychotique dans notre société. Sujet dont l’hospitalité se doit d’être celle proposée à tout autre, et ce en n’obérant pas la spécificité des soins nécessaires au particularisme de la maladie psychique. Par l’oubli de cette dernière de plus en plus associée au champ du handicap et traitée selon les modèles des soins généraux, quels murs pourront encore recevoir, abriter et contenir l’être dispersé, dissocié, halluciné, persécuté du sujet psychotique ? D’une injonction à l’autre, de celle de l’enfermer à celle de le faire circuler et sortir de l’hôpital psychiatrique, en quelle place celui-ci peut-il renouer avec le sens de l’habiter. Habiter en soi, habiter avec les autres, habiter un monde commun, telles sont les opérations réalisables à partir d’un vécu unifié, corporellement limité, nous décollant, nous séparant des autres et des choses par l’inclusion dans le champ du langage, dans le registre du symbolique[15]. Habiter le langage[16], telle est l’opération où le psychotique choit comme l’illustre la prégnance des troubles relatifs à cette sphère-ci : stéréotypies et persévérations verbales, néologismes, écholalie, glossolalie, coq-à-l’âne, associations par assonance, maniérisme, etc. Le langage ne fait plus butée, limite entre soi et l’autre, soi et le monde des objets, phénomène repérable en les investissements délirants du corps propre, lesquels, par extension, se fondent à ceux de la vêture ou du logement dont les fonctions peuvent être tout à la fois de protection comme de persécution[17].
À cet égard, les tenants du mouvement désaliéniste ayant concouru à la mise en œuvre de la psychiatrie sectorielle ne s’y sont pas trompés : l’habiter nécessite l’instauration d’une dialectique entre l’ici et l’ailleurs, entre la présence et l’absence, à laquelle seul nous introduit l’ordre symbolique du langage. Traitant des passages assurés par les ponts et les portes G. Simmel écrit, qu’à partir d’une séparation originelle, « dans un sens immédiat aussi bien que symbolique, et corporel aussi bien que spirituel, nous sommes à chaque instant ceux qui séparent le relié ou qui relient le séparé »[18]. Dès lors, habiter nécessite murs, portes et ponts, tant métaphoriques que réels, faisant jouer à plein la dialectique primordiale de liaison et séparation, de sécurité et d’autonomie, dans la mesure toutefois où soin est laissé à l’être autant qu’aux portes cette position d’entr’ouvert[19]. Ouvertes à l’extérieur et se renfermant une fois à l’intérieur, elles reproduisent l’ordre asilaire et son caractère « d’institution totalitaire »[20], repliée sur elle-même. Condamnant ce passage vers l’intérieur tout en s’ouvrant largement vers l’extérieur, elles relèguent le sujet psychotique à son invivable quotidien, dérive infinie. Son sort est d’errance, privé de lieu d’accueil lui garantissant confinement et sécurité grâce au bâti, aux murs lesquels, portés par la présence de soignants, favoriseront la restauration des liens rompus par la maladie. À n’être qu’entre quatre murs, le voilà aliéné ; privé ou rejeté de ceux-ci, il devient errant, à la rue, trouvant asile temporaire en les services sociaux, les hôpitaux de soins généraux ou encore, parfois, mettant un point d’arrêt à sa nomade déréliction, en les établissements pénitentiaires. Quand ce n’est pas un retour à l’hôpital psychiatrique en soins sous contrainte, dont les chiffres sont en constante augmentation depuis 2011 ; effet paradoxal de cette absence de murs qui retrouvent toute leur dimension coercitive lorsque la lente dégradation de l’état psychique du patient avoisine la notion de péril pour lui-même ou la société. Ainsi, la politique de santé mentale actuelle apparaît-elle comme le strict envers du monde asilaire : toutes deux n’ouvrant aucunement sur un habitable, redoublant, de la sorte, tant l’état d’esseulement que les processus d’exclusion du sujet psychotique.
Si ce dernier ne peut désormais que difficilement accéder à une hospitalisation dont la qualité première serait celle de l’abri, de l’asile, quelle hospitalité lui est-elle encore promise en ces « non-lieux »[21] de circulation, de transit où la notion de halte renvoie d’emblée à celle de coût ? Si comme le préconisait J. Oury, le soignant doit se faire pontonnier[22], passeur, accompagnant d’un lieu à l’autre tout en respectant la temporalité psychique du patient, il apparait, qu’en notre époque, celui-ci doive également se faire bâtisseur de murs signifiants. Non pas renouer avec l’étanchéité ségrégative des murs asilaires aux effets de domination mais bien plutôt proposer des espaces solides où réacquérir des limites vécues, restaurer le demeurer, l’habiter en soi et parmi les autres, dans l’attente d’une sortie par une porte restée, à jamais, entr’ouverte. Ces murs auraient donc pour fonction de soutenir, de rassurer, d’apaiser le sujet psychotique par le recouvrement d’un sentiment de sécurité concomitant aux liens tissés avec l’équipe soignante de l’unité d’hospitalisation concernée. C’est en cela que ces murs, plus que barrière infranchissable, frontière inviolable, seront porteurs : porteurs d’hospitalité. Dialectisant leurs effets de contenance, de retenue par des ouvertures possibles sur l’extérieur, articulant les notions de dedans, dehors et seuils, ils assureront « fonction asilaire » dont P. Declerck soutient l’importance pour l’accueil des sans domiciles fixes[23]. À ces sujets atopiques, les murs autant que les soignants qui les habitent, offriront asile, refuge sécure, halte protectrice, repos paisible après la catastrophe existentielle les ayant plongés dans l’invivable de la psychose. Face à ce mur invisible barrant l’accès à l’hospitalisation, il parait donc essentiel de promouvoir ceux réels du refuge, lesquels conjuguant leur force avec les âmes et les passages qu’ils recèlent, deviennent partie intégrante d’une éthique de l’accueil de l’altérité radicale des sujets psychotiques. Éthique portée par les valeurs symboliques de l’hospitalité, qui en s’adressant à l’exilé dont le monde s’est effondré, lui propose, en un temps suffisant et nécessaire à la restauration des liens rompus, un lieu pour vivre.
Bibliographie
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[1] FOUCAULT M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2007 (1972).
[2] Ne s’inscrivant pas toujours en une matérialisation visible comme en témoigne l’utilisation des sauts-de-loup creusés aux lisières du territoire asilaire.
[3] FOUCAULT M., La société punitive, Paris, Seuil, Gallimard, coll. « Hautes études », 2013 (1972-1973), p. 216.
[4] ID., Le corps utopique, les hétérotopies, Paris, Lignes, 2009 (1966).
[5] CASTEL R., L’ordre psychiatrique – l‘âge d’or de l’aliénisme, Minuit, coll. « Le sens commun », 2012 (1976).
[6] ESQUIROL E., « Des établissements consacrés aux aliénés en France et des moyens de les améliorer », in Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal – Tome II, Paris, Pro-Officina, 1993 (1818), p. 398.
[7] FOUCAULT M., « Il faut défendre la société », Paris, Seuil, Gallimard, coll. « Hautes études », 1997 (1976-1977).
[8] FALRET J., « La colonie d’aliénés de Gheel », in Les Aliénés et les asiles d’aliénés, assistance, législation et médecine légale, Paris, Hachette, coll. « BNF », 2013 (1862).
[9] CASTEL R., La gestion des risques – de l’anti-psychiatrie à l’après psychanalyse, Paris, Minuit, coll. « Reprise », 2011 (1981).
[10] GENTIS R., « Passages… », in L’Information Psychiatrique, n°6, 1989, pp. 575-582.
[11] De cette reprise architecturale post asilaire est exemplaire le numéro spécial de la revue Recherches de juin 1967 intitulé : programmation, architecture et psychiatre.
[12]http://social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Guide_nouvelles_organisations_et_architectures_hospitalieres.pdf
(consulté le 11 mars 2013).
[13] BUBIEN Y., & JAGLIN-GRIMONPEZ C. (dir.) Architecture pour la psychiatrie de demain, Rennes, Presses de l’EHESP, 2017, p. 171.
[14] JEANGIRARD C., Soigner les schizophrènes : un devoir d’hospitalité, Paris, Erès, coll. « Analyse laïque », 2006.
[15] LACAN J. Séminaire XI – Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1973 (1964).
[16] HEIDEGGER M., « Lettre sur l’humanisme - lettre à Jean Beauffret », in Questions III et IV, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990 (1946).
[17] FAURE H., Les appartenances du délirant – Les objets dans la folie, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de psychiatrie », 1971.
[18] SIMMEL G., «Pont et porte », in La tragédie de la culture, Paris, Rivages, coll. « Petite bibliothèque », 1993 (1909).
[19] BACHELARD G., La poétique de l’espace, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009 (1957), p. 200.
[20] GOFFMAN E., Asiles – Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 2013 (1968).
[21] AUGÉ M., Non-lieux – Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 1992.
[22] OURY J. & DEPUSSE M., À quelle heure passe le train…, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Petite bibliothèque des idées », 2003.
[23] DECLERCK P., Les naufragés – Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, coll. « Pocket », 2009 (2001).