N°9 / Utopies, dystopies et uchronies

Le projet d’utopie marxiste

Omer Moussaly

Résumé

De grands auteurs d’utopie ont jalonné l’histoire de Platon à Thomas More et au-delà. Par l’utilisation de la dialectique dans sa République, Platon fait progresser ses interlocuteurs (disciples et adversaires de Socrate) vers un idéal où le beau, le juste et le bien constituent des vérités ultimes de l’existence terrestre de l’âme humaine qui ne transmettent aux mortels que leur reflet. Aussi fait-il naître une cité idéale. De surcroît les écrits utopistes afficheront par la suite une démarcation entre deux mondes : le réel exécré et l’imaginaire idéalisé. Cette antonymie agira en catalyseur du changement mélioratif.

Mots-clés

Plan de l'article

Télécharger l'article

Par Omer Moussaly, Chercheur postdoctoral à la Chaire UNESCO d’études des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique.

Étymologiquement, l’utopie vient du latin moderne « utopia » qui veut dire en aucun lieu. Ce terme renvoie donc à un idéal, à une vue politique ou sociale qui décrit une conception ou un projet apparemment irréalisable. De grands auteurs d’utopie ont jalonné l’histoire de Platon à Thomas More et au-delà. Par l’utilisation de la dialectique dans sa République, Platon fait progresser ses interlocuteurs (disciples et adversaires de Socrate) vers un idéal où le beau, le juste et le bien constituent des vérités ultimes de l’existence terrestre de l’âme humaine qui ne transmettent aux mortels que leur reflet. Aussi fait-il naître une cité idéale. De surcroît les écrits utopistes afficheront par la suite une démarcation entre deux mondes : le réel exécré et l’imaginaire idéalisé. Cette antonymie agira en catalyseur du changement mélioratif.

Bien que ne se réclamant pas utopiste, Antonio Gramsci croit néanmoins que la transformation de la vie découle d’une prise de conscience de l’écart entre ce qui est et ce qui devrait être. Il va même jusqu’à admettre que dans certaines circonstances l’illusion agit en tant que facteur de motivation à l’action révolutionnaire qui oppose utopistes et pragmatiques. Ces derniers accusent les utopistes d’abuser de la crédibilité du genre humain en lui miroitant des paradis artificiels. Notre article porte sur la dimension utopique du marxisme que nous allons illustrer en s’inspirant, entre autres, de Marx, critique du marxisme de Maximilien Rubel. Dans la préface de ce livre, Louis Janover assimile, d’entrée de jeu, l’utopie à une connaissance défectueuse. Et pour étayer son point de vue, il note que les Bolcheviks ont mis à profit leur hégémonie pour s’infiltrer à travers les interstices de la société et vendre leur version d’une réalité cousue de fils blancs.

La chute définitive de l’URSS a laissé debout le mythe originel de la révolution russe, baptisée [faussement] révolution prolétarienne et socialiste. Il en a même été renforcé en ce sens que le régime s’est effondré non pour ce qu’il était, mais comme réalisation de ce qu’il n’était pas.

Comment se fait-il donc que la manipulation du communisme par Lénine, Trotski et Staline, n’ait pas sonné suffisamment l’alarme ou tout au moins dissocier Marx de cette aventure qui a mal tourné. Pis encore la révolution bureaucratique et totalitaire s’est maintenue trois quarts de siècle sous un déguisement trompeur.

L’explication de l'autoritarisme marxiste-léniniste par Maximilien Rubel

Si Gramsci est considéré aujourd’hui comme source d’inspiration pour la théorie critique c’est en grande partie parce qu’il s’est distancié du modèle révolutionnaire de haut en bas typique du marxisme-léninisme. Le parti marxiste autoritaire, victorieux dans la Russie encore largement agraire et paysanne, a su mobiliser des populations plus ou moins colonisées à se soulever en vue de s’émanciper du joug impérialiste. Autre pays avec une large paysannerie, la Chine, grâce à la centralisation de l’économie et au dirigisme du parti unique, a connu un développement économique fulgurant dans la deuxième moitié du XXe siècle. Mais avant de se tourner vers le rôle qu’ont joué les partis autoritaires dans la montée en puissance de l’ex URSS et de la Chine contemporaine il serait important de jeter un regard sur l’interprétation que donne Maximilien Rubel de la pensée de Karl Marx et de son idéal relatif à l’émancipation humaine.

Dans un de ses premiers grands ouvrages portant sur la vie et l’œuvre de Marx, Rubel décèle dans les écrits de ce dernier une forte composante éthique et utopique. À la suite de l’obtention de son doctorat en philosophie à l’Université d’Iéna, Karl Marx se lance dans une carrière journalistique. Confrontant les problèmes sociaux et politiques de l’Allemagne du XIXe siècle avec les outils de la philosophie hégélienne, Marx ne tardera pas à s’apercevoir des limites du panlogisme hégélien et de son caractère mystificateur. Pour dénoncer la censure et les injustices de son époque, Marx adopte, selon Rubel, une posture libérale extrême. Mais il se rend vite compte que cette position philosophique n’abolit pas les inégalités sociales ni l’aliénation politique. Seule une position révolutionnaire associée à la cause des travailleurs démunis permettra une véritable émancipation humaine. Le point important que note Rubel a trait à l’adoption par Marx d’une position radicale antérieurement au développement de ce que l’on nommera le matérialisme historique et de l’appareillage scientifique qu’il associera plus tard à sa théorie de l’émancipation sociale. En d’autres termes l’impulsion éthique et le caractère humaniste utopique de Marx précèdent le développement de sa théorie sociale et la guident. D’ailleurs, Rubel s’appuie sur les dires mêmes de Marx dans Zur Kritik der politischen Oekonomie de 1859 où le penseur résume les phases de sa formation intellectuelle et spirituelle,

Que résulte-t-il de cet aperçu que Marx nous donne des débuts de sa carrière intellectuelle? Un fait simple en lui-même, mais d’une importance capitale pour saisir le fond même de l’œuvre scientifique de Marx : il a adhéré au communisme non pas après, mais avant d’en avoir étudié les prémisses sociologiques, historiques et économiques. En quelque sorte, Hegel l’y avait conduit, mais il fut pour Marx un guide négatif, qui l’avait mené dans une impasse; un guide à écarter, avant de risquer le pas décisif dans une voie nouvelle. Il fallait que Hegel provoquât en Marx la crise intellectuelle dont la seule issue possible était l’adhésion spontanée à une cause réclamant un engagement total et la mise en jeu des meilleures facultés de son être.

Ce n’est d’ailleurs qu’à partir de 1927 que l’ampleur de la critique du jeune Marx envers Hegel sera pleinement dévoilée. Les prouesses verbales mystificatrices y sont dénoncées et surtout la thèse centrale de la philosophie politique divinisant en quelque sorte l’État y est fortement critiquée. Comme le souligne à juste titre Rubel, « Il [Marx] dénonce chez Hegel des antinomies imaginaires […] dont le philosophe se sert pour faire admettre sa thèse centrale […] le peuple et la société ne sont rien par eux-mêmes ; l’État, personnifié par le monarque, est tout ». C’est exactement l’inverse que Marx voudra soutenir : non pas en invoquant le concept large de « peuple » ou de « nation » mais en étudiant et en observant la lutte matérielle et spirituelle du prolétariat. Dans les années 1840 Marx signale que l’État et l’argent sont les deux sources de l’aliénation dans la société bourgeoise. Il se sert d’ailleurs de certaines idées qu’il a tirées de Ludwig Feuerbach dans sa critique de la religion pour étayer sa perspective politique

L’influence de l’anthropologie de Feuerbach paraît de plus en plus sensible, à mesure que la critique de Marx se précise et prend un aspect positif. Au centre de ses préoccupations il y a désormais l’homme, être social, en face de ce pouvoir souverain auquel Hegel, dans plusieurs paragraphes de son ouvrage, confère généreusement tous les attributs d’une divinité. Ce que Feuerbach avait fait pour la religion – en exhortant l’homme à retirer à Dieu les forces qu’il lui avait prêtées – Marx croit pouvoir et devoir le faire pour la politique, en incitant l’homme à s’insurger contre un pouvoir auquel il a livré la meilleure part de lui-même, sa vocation sociale.

La solution démocratique redonnant le pouvoir aux dépossédés semblait être la réponse tant au problème éthique que social. Par contre, les adeptes des régimes politiques en place à l’époque de Marx, même ceux qui aux États-Unis se targuaient d’être libres, ne partageaient pas l’idéal politique du jeune révolutionnaire allemand. Dans les faits l’homme dans une société de classe vivait nécessairement dans deux mondes diamétralement opposés. D’un côté il y a le monde matériel ou subsistent les inégalités de fortunes et où les classes subalternes sont forcées de vivre au jour le jour en travaillant à la sueur de leur front pour une classe dominante qui s’enrichit sur leur dos et, de l’autre, un monde idéel dans lequel tous les citoyens sont en principe, libres et égaux. Encore une fois l’humanisme de Feuerbach servira de point de départ à la réflexion de Marx en vue de pallier l’aliénation politique et sociale de l’homme moderne. Rubel va même jusqu’à dire que Marx était de plus en plus porté à croire que l’État n’avait plus sa raison d’être et à manifester des affinités avec des tendances de facture anarchiste,

Mais la démocratie vraie n’est encore réalisée dans aucune des formes de gouvernement existantes, puisque toutes, sans exception, monarchiques ou républicaines, supposent la disjonction, dans l’homme, de son être politique et de son être privé […] Ce qu’il y a de certain, c’est que l’humanisme de Feuerbach avait contribué plus que toute conception politique à révéler à Marx que le problème des rapports entre les individus et l’État était avant tout un problème social autant qu’éthique. Ainsi, de déduction en déduction la critique de la philosophie politique de Hegel prenait chez Marx une orientation de plus en plus radicale, jusqu’à se transformer purement et simplement en négation de l’État. Sans que le mot ne soit jamais prononcé, l’anarchisme est le sens profond de la conception que Marx, dans son manuscrit, oppose à la théorie hégélienne de l’État, sous le terme de "démocratie".

Selon Rubel ce n’est donc pas à la suite d’une étude exhaustive des modes de production et des types d’États historiques successifs, que Marx fera plus tard et qui lui confirma la justesse de son idée voulant que sur  l’abolition de l’État et du Capital soit un antidote à l’aliénation. Il s’agit d’abord et avant tout d’un « [C]hoix éthique, d’une adhésion spontanée aux postulats humanistes de Ludwig Feuerbach, opposés aux spéculations hégéliennes ». Ce choix éthique, cette prise de position morale à caractère utopique pour mettre fin aux différentes aliénations produites par l’homme et qui l’oppriment spirituellement aussi bien que matériellement, restera le fil conducteur humaniste de l’œuvre entière de Marx, y compris le Capital. Même ses derniers écrits, y inclus la Critique du programme de Gotha contenait cette même critique radicale du monde bourgeois. Pour Feuerbach rétablir la dignité humaine exige la négation de Dieu et de la religion. Pour Marx, l’émancipation sociale exige l’abolition de l’exploitation capitaliste et de l’État.

Marx, critique du marxisme

L’interprétation de la pensée de Marx par Rubel tient la route d’autant plus quand on prend la peine de lire attentivement l’œuvre de Karl Marx. Il serait alors difficile de nier la thèse de Rubel voulant que l’engagement éthique de Marx précède ses analyses minutieuses du fonctionnement de l’exploitation capitaliste ou ses recherches sur les formes de domination étatiques bourgeoises tel que le bonapartisme. Mais comment en arrive-t-on à expliquer la façon dont une pensée visant l’émancipation de l’humanité et la fin de l’aliénation politique et économique ait pu servir de source d’inspiration pour des régimes totalitaires au XXe siècle? La réponse facile des uns est de blâmer Marx lui-même en pigeant à gauche et à droite dans son œuvre pour prouver qu’il a toujours été un penseur autoritaire. De cette façon on s’épargne l’effort de réfuter le leitmotiv libertaire que Rubel a clairement identifié dans l’ensemble de l’œuvre de Marx, de ses écrits de jeunesse au Capital. Du côté des militants du Parti communiste qui ne veulent pas renier la pensée du maître, on s’évertue à condamner des tendances marxistes autres que celle qui leur est chère, en citant la trahison et la mauvaise foi comme facteurs explicatifs des dérives totalitaires.

L’originalité de l’explication de ce phénomène par Maximilien Rubel et qui sera reprise par Louis Janover, est de recourir aux interprétations découlant de la loi du moindre effort qui, au fond, n’expliquent rien. Rubel ne cache pas d’ailleurs que certains marxistes plus proches du courant libertaire, tels que les communistes de « Conseils » l’ont précédé dans sa méthode d’analyse. Il s’agit en fait pour Rubel d’appliquer la méthode d’analyse du matérialisme historique aux pays qui ont, les premiers, fait la révolution en s’inspirant de l’idéologie marxiste. Le cas de la Russie sert souvent de modèle aux explications de Rubel et s’avère transférable, jusqu’à un certain point, en terre chinoise. Nous allons donc nous concentrer sur les événements qui tournent autour de la Révolution d’octobre et de la création de l’URSS.

Dans son ouvrage qui regroupe plusieurs de ses essais sur Marx et le marxisme Maximilien Rubel résume la plupart de ses idées concernant la genèse du marxisme comme idéologie et éventuellement de sa variante autoritaire, le marxisme-léninisme. Marx lui-même avait, selon Rubel, une certaine méfiance à l’égard des systèmes philosophiques qui se voulaient complets et capables de tout expliquer. La grande masse de ses écrits n’ayant jamais été publiée de son vivant, Marx trouvait que ses recherches n’étaient pas assez rigoureusement scrutées par son autocritique et redoutait de publier les résultats de ses recherches avant qu’ils ne soient satisfaisants à ses propres yeux. Marx se voyait lui-même comme un compagnon de route de la classe ouvrière, un scientifique et un militant qui cherchait à offrir des éléments de culture scientifique pour promouvoir la lutte du prolétariat en vue de son émancipation. Selon Rubel, le marxisme, en tant que système, est le produit de la pensée d’Engels, compagnon fidèle de Marx, « Le marxisme n’est pas venu au monde comme un produit authentique de la manière de penser de Karl Marx, mais comme un fruit légitime de l’esprit de Friedrich Engels ». C’est avec cet acte fondateur d’Engels, qui avait surtout pour but de distinguer les idées de Marx de celles des socialistes utopiques et des anarchistes, tels que Proudhon, que prit naissance l’idéologie marxiste qui sera ensuite instrumentalisée par toutes sortes d’organisations politiques. D’ailleurs Engels justifiera sa décision d’adopter le terme marxiste pour désigner tous ceux qui s’inspireront de Marx en excluant ses détracteurs au sein de la première Internationale, qui accolaient à ceux-là toutes sortes d’épithètes ridicules. D’après Rubel, cet acte est en quelque sorte le point de départ de toutes les dérives subséquentes du marxisme au XIXe et surtout au XXe siècle. Marx lui-même lorsqu’il rédigeait des documents pour la première Internationale fit toujours très attention à ne pas se présenter comme chef de parti ou théoricien aux réponses justes contrairement à ce que feront plus tard les idéologues staliniens ou maoïstes,

Dans presque tous les textes internationaux dont Marx est incontestablement l’auteur, on constate ce double souci de l’observation documentée et de l’évaluation en perspective, en un mot la volonté, chez l’éducateur politique, de lier la lutte momentanée à la conscience d’une finalité révolutionnaire. Le principe de l’auto-émancipation, placé en tête du préambule des statuts, interdit à l’intellectuel prêt à lutter dans les rangs de la classe ouvrière de se livrer à une activité autre que l’éducation politique au sens le plus universel du terme : compréhension de la société existante et aspiration à l’émancipation complète.

Nous sommes donc ici à l’antipode du « substitutisme » des futurs partis marxistes qui voudraient assumer le rôle de la classe ouvrière en lutte pour l’auto-émancipation. Bien qu’en Russie du début du XXe siècle les forces productives aient été trop faibles, la classe ouvrière peu importante, et la paysannerie massive, il n’en reste pas moins que certains intellectuels bourgeois ont tenté  d’organiser une révolution d’inspiration « marxiste ». Rubel soutient que les termes mêmes de la pensée de Marx ne laissent pas entendre qu’une telle tentative révolutionnaire puisse mener à bon port. En croyant ériger le socialisme dans un seul pays, les marxistes russes, de Lénine à Trotski et à Staline ne feront en réalité que bâtir un capitalisme d’État dirigé d’en haut par une bureaucratie prétendument rouge. Cela aura un effet direct sur leur propre idéologie, leur concept de parti, bref leur révolution. Les efforts des pays qui adopteront le modèle révolutionnaire marxiste-léniniste seront surtout orientés vers le rattrapage des niveaux de développement des forces productives capitalistes et de croissance économique. Sauf que ce rattrapage se fera selon des méthodes encore plus brutales, car réalisable sur une plus brève échéance et de façon systématique par l’État, alors que l’accumulation primitive dans les premières nations capitalistes occidentales telles que l’Angleterre, la France et les États-Unis, s’est échelonnée sur une assez longue période. Même la critique de l’anarchiste Bakounine à l’endroit de l’attitude autoritaire de Marx et de certains de ses acolytes est, de l’avis de Rubel, non-fondée,

Certes, dans ses critiques d’un certain comportement de Marx et de ses disciples, Bakounine a anticipé la critique actuelle des méthodes d’action et des attitudes intellectuelles marxistes, mais ce n’est nullement un argument contre la validité normative de l’enseignement révolutionnaire, élément constitutif de la sociologie « matérialiste ». Le triomphe du marxisme signifie seulement  le triomphe d’une idéologie politique qui, se réclamant de l’enseignement de Marx, ne saurait échapper à l’action démystificatrice d’une sociologie qui, la première, a élevé la critique sociale à la hauteur d’une éthique.

Ici Rubel revient donc sur la thèse avancée dans sa biographie de Marx. À l’éthique humaniste de Marx, qui remonte à sa critique de Hegel et à certains postulats anthropologiques de Feuerbach, se joint la lutte du prolétariat en vue de son auto-émancipation. Tout régime politique ou économique asservissant les travailleurs à un pouvoir externe qui les dominent et les écrasent que ce soit l’État ou le Capital va à l’encontre de l’esprit et de la lettre de l’enseignement de Marx. Les marxistes, qui au nom d’une soi-disant fidélité au maître, s’ingénient à créer de tels systèmes d’oppression sont les premiers à mécomprendre les prémisses théoriques de Marx. Il serait donc erroné de croire qu’un parti ou une minorité active puissent remplacer la lutte des classes ou créer des conditions matérielles propices à une révolution communiste là ou ces conditions n’existent pas. Dans un essai intitulé Marx théoricien de l’anarchisme Rubel rappelle aux lecteurs que,

Idéologie dominante d’une classe de maîtres, le marxisme a réussi à vider les concepts de socialisme et de communisme, tels que Marx et ses précurseurs les entendaient, de leur contenu originel, en lui substituant l’image d’une réalité qui en est la totale négation. Bien qu’étroitement lié aux deux autres, un troisième concept semble pourtant avoir échappé à ce destin mystificateur : l’anarchisme. Or, si l’on sait que Marx a eu peu de sympathie pour certains anarchistes, on ignore généralement qu’il n’en a pas moins partagé l’idéal et l’objectif : la disparition de l’État.

En fait les disputes de Marx avec des anarchistes comme Proudhon et Bakounine ont des causes multiples. Parfois c’était Marx lui-même qui était incapable de reconnaître un point valide chez ses interlocuteurs anarchistes. Il croyait, à tort, que ces derniers n’avaient pas compris que les principes moraux et les idéaux révolutionnaires ne peuvent remplacer les conditions et les forces matérielles indispensables au changement social radical. Lorsqu’il critiqua Proudhon dans Misère de la philosophie par exemple, Marx considérait que Proudhon continuait à défendre une conception idéaliste de l’histoire parce qu’il ne comprenait pas les rouages du développement économique ni les transformations historiques. Marx cherchait à convaincre les partisans de Proudhon et de Bakounine de s’abstenir de faire circuler des idées métaphysiques auprès des classes subalternes. Le ton tranchant que Marx prenait pour faire passer son message laissait souvent à désirer. C’était un intellectuel d’une grande érudition qui voulait que les révolutionnaires sincères apportent, coûte que coûte, des éléments de culture à la classe ouvrière qui les aideraient dans leur lutte sociale contre la bourgeoisie,

La négation de l’État et de l’argent, tout comme l’affirmation du prolétariat en tant que classe libératrice, sont dans le développement intellectuel de Marx, antérieures à ses études d’économie politique; elles précèdent également sa découverte du "fil conducteur" qui le guidera dans ses recherches historiques ultérieures, à savoir la conception matérialiste de l’histoire. La rupture avec la philosophie juridique et politique de Hegel d’une part, et l’étude critique de l’histoire des révolutions bourgeoises d’autre part, lui ont permis de fixer définitivement les postulats éthiques de sa future théorie sociale dont la critique de l’économie politique lui fournira les assises scientifiques.

Partageant avec les anarchistes le même idéal d’une société sans État et se servant de leurs arguments pour une critique de la société capitaliste, Marx semblait bien placé pour fournir des outils propices à  la libération de la classe ouvrière. Que s’est-il donc passé avec la Révolution d’octobre et la naissance du marxisme-léninisme autoritaire pour faire reculer la cause de l’auto-émancipation des travailleurs ?

Le mythe d'octobre

Selon Marx, ce sont les nations qui ont entamé un long processus de développement historique capitaliste qui sont plus à même d’effectuer une transition vers le socialisme et le communisme intégral. Bien que dans certains de ses écrits, il ait admis que d’autres schémas de développement historiques sont possibles là où le capitalisme était faiblement développé, il n’en reste pas moins que Marx avait une aversion pour les paradoxes. Que Marx, dans ses lettres à des révolutionnaires russes admette que le mir (la communauté villageoise primitive en Russie) puisse contenir certains éléments de solution de rechange au développement du socialisme est une chose. Mais lui faire dire, par un tour de passe-passe, que par décret du parti marxiste-léniniste une société pût sauter par-dessus des étapes entières de développement économique et passer d’une économie surtout agraire à la construction du socialisme en est une autre,

[L]’hypothèse la plus fréquente que Marx nous offre dans ses travaux politiques est celle de la révolution prolétarienne dans un pays ayant connu une longue période de civilisation bourgeoise et d’économie capitaliste; elle doit marquer le début d’un processus de développement englobant peu à peu le reste du monde, l’accélération du progrès historique étant assurée par osmose révolutionnaire. Quelle que soit l’hypothèse envisagée, un fait est certain : il n’y a pas de place, dans la théorie sociale de Marx, pour une troisième voie révolutionnaire, celle de pays qui, privés de l’expérience historique du capitalisme développé et de la démocratie bourgeoise, montreraient aux pays ayant un long passé capitaliste et bourgeois le chemin de la révolution prolétarienne.

Et c’est pourtant cette troisième voie qu’on a voulu, par le biais des partis marxistes-léninistes et des États qu’ils dirigeaient, faire croire à tout le monde qu’ils possédaient la solution pour sortir du capitalisme et bâtir un monde nouveau. Mais encore une fois Rubel ne blâme ni Marx, ni tout à fait les acteurs historiques sincèrement convaincus d’œuvrer à construire le socialisme, sans pour autant les exonérer de tous les crimes qu’ils ont commis chemin faisant. Il est évident qu’en matière de morale Rubel condamne les actes de terreur commis par les régimes stalinien et maoïste mais en même temps il reconnaît que les nouveaux dirigeants d’un capitalisme d’État soumis à l’idéologie marxiste n’étaient pas entièrement libres d’agir à leur guise. Ils étaient victimes des idées fausses qu’ils se faisaient à propos des possibilités historiques réelles de révolution dans leur pays. Ils jouaient le rôle que l’histoire leur avait réservé. C’étaient des bourgeois étatistes et autoritaires ayant développé les forces productives de leurs nations respectives sous le couvert de l’idéologie marxiste mais qui n’avaient, du reste, plus grand-chose à avoir avec la pensée de Marx. Par exemple lorsqu’on analyse la pensée de Lénine et des Bolcheviks une fois aux commandes de l’État l’on peut voir que,

La théorie économique de Lénine, au lendemain de la conquête du pouvoir par le parti bolchévique et jusqu’à sa mort, se résume en une phrase : la Russie n’étant pas mûre pour le socialisme, au sens marxiste du terme, il incombe au pouvoir prolétarien, donc à l’État ouvrier, donc au Parti bolchevique, de hâter, par des réformes d’économie bourgeoises et étatiques, ce processus de maturation; l’étape préparatoire, la période de transition, le chaînon intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme devait être, aux yeux de Lénine, le capitalisme d’État, surveillé et dirigé par le pouvoir ouvrier.

Évidemment, dans ce cas-ci, le pouvoir ouvrier ne veut pas dire le pouvoir direct des Soviets et des producteurs, mais le pouvoir de bureaucrates qui supervisent et coordonnent le développement économique national au nom de la classe ouvrière. Les idéologues du Parti marxiste-léniniste ont trouvé toutes sortes de moyens pour régir le rapport social d’exploitation et de domination en vigueur dans le cadre de l’économie planifiée de l’URSS. Comme l’indique Rubel,  les discours et les traités interminables que l’Union soviétique a produits ne visaient qu’à cacher le fait fondamental de l’exploitation de la classe ouvrière russe par une couche bureaucratique dirigeante. Une analyse matérialiste selon la méthode de Marx révèle facilement la réalité de la situation économique et politique des travailleurs dans le socialisme factuel. Maintenant que l’URSS est redevenue la Russie dirigée par un dictateur en collaboration avec une classe capitaliste puissante et que la Chine est devenue une superpuissance économique sous l’égide d’un parti unique, les explications de Rubel sont moins concluantes. La mystification des idéologues marxistes-léninistes dogmatiques ne peut plus cacher aussi facilement leur falsification de l’histoire et le tort qu’ils ont infligé à la cause, chère à Marx, de l’émancipation humaine,

Marquons dès à présent, afin de bien dégager la méthode suivie par nos auteurs [rédacteurs de traités économiques en URSS], que pour eux, l’économie est socialiste, puisque les rapports de production le sont; que le caractère socialiste de ces rapports se déduit lui-même du fait que la production est étatisée; que la disparition des capitalistes signifie l’avènement du socialisme, puisqu’elle entraîne visiblement dans leur esprit celle du capital. Pour Marx, en effet, le capitaliste personnifie le capital, mais cette notion ne vaut qu’interprétée ainsi : le capitaliste personnifie le capital dans la mesure où il en est le "fonctionnaire" : en tant que tel il est indispensable sans doute au capital mais ne se substitue pas à lui. En d’autres termes, il est le porteur d’un rapport social de production bien déterminé, rapport où le producteur est séparé de ses moyens de production; soumis ici au mécanisme aveugle du marché, là au diktat "rationnel" de l’entreprise étatisée, à l’État-Patron, à l’État Capitaliste, il est toujours dominé par le Capital.

La nationalisation de l’économie par des révolutionnaires jacobins qui prirent le contrôle des rênes de l’État à la place d’une bourgeoise nationaliste et sous le couvert du socialisme marxiste ne veut pas dire qu’ils ont réellement pavé le chemin vers le socialisme ou le communisme. Cette élite révolutionnaire a joué le rôle d’une bourgeoisie ultra-concentrée qui a pris la meilleure idéologie disponible pour lui permettre de justifier ses actions à l’endroit des travailleurs qui demeuraient sevrés de leurs moyens de production. Selon Louis Janover, qui reprendra à son compte plusieurs des thèses de Rubel, le rôle des intellectuels de gauche en Occident n’était pas de se faire les promoteurs de ces régimes totalitaires, mais, de par tous les moyens mis à leur disposition, de les critiquer avec les outils théoriques mêmes de Marx. Un penseur comme Antonio Gramsci, qui a subi aussi bien l’influence des communistes de Conseil, des anarchistes ainsi que de l’idéologie marxiste-léniniste, mérite néanmoins d’être revisité aujourd’hui. C’est que malgré le fait que plus de 80 ans se sont écoulé depuis sa mort, Gramsci a su conjuguer dans son œuvre éthique libertaire et réalisme politique.  

L’utopie réaliste de Gramsci

L’engouement que manifeste la critique aux recherches consacrées à un penseur longtemps après sa mort reflète la reconnaissance du mérite de son œuvre non seulement à l’époque de sa production, mais bien au-delà. Sa consécration se confirme quand son enseignement se répercute chez des disciples provenant de tout horizon. L’œuvre de Gramsci est un cas d’espèce parce qu’elle ne cesse de faire couler beaucoup d’encre et de susciter de vifs débats entre exégètes en ce qui concerne leurs interprétations parfois diamétralement opposées. Les uns reconnaissent le marxisme libertaire de Gramsci, les autres n’y voient qu’un dogmatisme plutôt autoritaire. Des thèmes principaux qu’avait développés Gramsci dans ses écrits, les critiques ont notamment retenu la Question méridionale, la notion de l’État, l’hégémonie, la société civile, le concept d’intellectuel organique, la lutte de classe, la philosophie de la praxis. Certains exégètes ont même fait état de son double isolement, de sa détermination de passer de la périphérie au centre et de son penchant libertaire, conjugué à une éthique de haut calibre. Mais l’aspect le plus marquant de son apport réside dans la distinction entre ce qui existe et ce qui devrait être. Le plus grand est l’écart entre les deux visions, le plus dynamique est le moteur de transformation. Autrement la velléité de changement tend à s’étioler par manque de motivation.

Le politique en actes est un créateur ; il suscite, mais il ne crée pas à partir de rien et il ne se meut pas dans le vide trouble de ses désirs et de ses rêves. Il se fonde sur la réalité effective, mais qu’est-ce que cette réalité effective? Est-ce quelque chose de statique et d’immobile ou n’est-ce pas plutôt un rapport de forces en continuel mouvement et en continuel changement d’équilibre ? Employer sa volonté à créer un nouvel équilibre entre des forces qui existent et agissent réellement, en se fondant sur cette force déterminée qu’on pense être progressive et en accroissant sa puissance pour la faire triompher, c’est toujours se mouvoir sur le terrain de la réalité effective, mais pour la dominer et la dépasser (ou contribuer à le faire). Le "devoir-être" est donc du concret, c’est même la seule interprétation réaliste et historiciste de la réalité; le devoir être est seulement histoire en acte, philosophie en acte, seulement politique !

À la veille de la Première Guerre mondiale, Gramsci abandonna ses études universitaires pour se consacrer à une activité journalistique militante en faveur des couches subalternes de la société italienne. À cet effet, il joignit les rangs du Parti socialiste mais ne tarda pas à se désillusionner de l’empressement de cette formation à réaliser l’affranchissement des masses opprimées ou appuyer leurs revendications. John Cammett souligne d’ailleurs que la teinte libertaire des « Conseils d’usine » bénéficie de l’appui d’un grand nombre d’anarchistes qui saluèrent la participation active des travailleurs aux décisions qui les concernent.

The idea of the councils as forces for liberation of the working class attracted many anarchists to Gramsci’s movement, to the great chagrin of some Socialist leaders. By the midsummer of 1920, both of the Italian anarcho-syndicalist organizations had declared themselves in favor of collaboration with the Ordine Nuovo movement.

Dans ses écrits de cette époque, Gramsci conjuguait l’enseignement marxiste aux revendications anarchistes et s’employait à dénoncer l’exploitation des classes dirigeantes. En 1921, à la suite du congrès de Livourne, Gramsci et certains de ses camarades quittent le Parti socialiste pour former le Parti communiste d’Italie (PCI). Gramsci s’occupera notamment de l’organisation de cette nouvelle formation politique dont la survie était menacée par la montée du fascisme. En tant que délégué du PCI, Gramsci s’installe à Moscou à partir de mai 1922. Deux ans plus tard, ayant été élu député, Gramsci décide de rentrer chez lui, en dépit du risque de se faire arrêter. Peu de temps après, il assumera la chefferie du PCI. À ce titre, il attaque la notion de l’État qu’il considère, d’abord et avant tout, comme appareil de coercition au profit de la classe dominante. Il fut arrêté le 8 novembre 1926 et passa, à toutes fins pratiques, le restant de ses jours en prison. Il mourut en 1937. Durant la période de son incarcération, il noircira une trentaine de Cahiers.

Cette brève biographie laisse suggérer la pertinence d’appliquer aux écrits de Gramsci une grille de lecture marxiste-libertaire. Pour le moment nous nous contentons, d’esquisser de brèves définitions des notions de « marxisme », d’« anarchisme » et de « marxisme-libertaire ». Désigné par Gramsci sous les appellations « matérialisme historique » ou « philosophie de la praxis », le marxisme constitue une réaction contre l’idéologie libérale et toutes formes d’idéalisme destinées à servir les intérêts de la classe dominante et à affaiblir le prolétariat dans sa lutte. Par « praxis », Gramsci entend la fusion de la pensée et de l’action qui s’étend à tous les aspects de la vie sociale, y compris les contradictions entre les modes et les rapports de production. Les termes « libertaires » et « anarchistes » qui se recoupent en partie cessent d’être des synonymes. Quant à la définition du marxisme libertaire, nous nous référons principalement à un idéal-type établi par Daniel Guérin, à savoir :

  1. Ne pas se contenter d’interpréter le monde, mais viser aussi à le transformer.

  2. Croire au pouvoir créateur de la philosophie de la praxis.

  3. Rejeter le déterminisme et le positivisme sociologiques.

  4. Privilégier l’équilibre entre la spontanéité et la direction consciente.

  5. Faire accorder le socialisme international avec les mouvements propres à un pays en particulier.

  6. Croire à la démocratie directe impulsée de bas en haut.

  7. Favoriser la contribution participative des minorités actives, liées organiquement aux classes subalternes.

  8. Formuler des solutions de masse à la révolution sociale.

L’appel de Gramsci à plus de participation active de la part de la base, l’impulsion de bas en haut qu’il donne aux prises de décision, sa défense acharnée des minorités, pour n’en citer que ces quelques exemples impriment à sa philosophie une dimension nettement libertaire. Il y a lieu de noter que la dichotomie attraction/répulsion entre marxisme et pensée libertaire tend à exclure l’harmonie entre ces deux courants bien que Gramsci s’empresse d’établir la proximité des vues entre Marx, Kropotkine et Malatesta. En effet, dans la 11e thèse sur Feuerbach, Marx exprime sa volonté de changer le monde et de ne pas se contenter de le décrire. Quant à Pierre Kropotkine, il mesure les bienfaits d’une action révolutionnaire à l’aune du profit qu’en tire la collectivité. Sans affilier Gramsci au mouvement libertaire, Carl Levy reconnaît néanmoins qu’il avait été, très tôt, influencé d’une façon marqué par ce courant de pensée.

As details about Gramsci’s life are readily available elsewhere, I will not rehearse his biography […] I will highlight those cultural, social and political formative influences during his political apprenticeship (1911-1919) that brought him into direct contact with syndicalist and libertarian politics and ideas. I will also demonstrate the elective affinities between Gramsci’s unorthodox Marxism, anarchism and syndicalism.

D’ailleurs le penchant marxiste-libertaire de Gramsci s’est manifesté tout au long de sa carrière, à l’exception, peut-être, d’une courte période où la survie du PCI était mise en jeu en raison de la montée du fascisme. Dans son récent ouvrage sur la vie et l’œuvre de Gramsci, Peter Thomas affirme que le projet de recherche entamé sur l’esprit créateur des classes subalternes par l’auteur des Cahiers de prison demeure encore d’actualité pour deux grandes raisons :

[T]he Prison Notebooks contain at least two perspectives that will be decisive for the emergence of any genuinely mass, class-based politics: 1. A permanent perspective on the integral unity of the capitalist state-form, its production of the "political" in bourgeois society as a function of hegemonic relations, and the need to elaborate a proletarian hegemonic apparatus capable of challenging it with a power of "a completely different type"; 2. A novel reformulation of Marxism as a "philosophy of praxis", as a theoretical formulation of the perspectives of the united front and as the expansive philosophical form at last discovered with which to construct a proletarian hegemony, "renewing from head to toe the whole way of conceiving philosophy itself". In this perspective, the "Gramscian moment"still confronts us today as our contemporary.

Nous avons relevé, plus haut, que Rubel s’est appliqué à dénoncer les soi-disant marxistes qui ont déformé l’enseignement de Marx et à reconnaître le mérite des penseurs qui ont traduit fidèlement le marxisme tel que son fondateur l’avait conçu. C’est donc en tant que penseur politique original qui jette un nouvel éclairage sur la philosophie marxiste et offre des pistes de réflexions toujours pertinentes pour mener à bien la lutte des classes au XXIe siècle que Rubel aurait abordé Gramsci.

Les intuitions géniales de Paul Piccone

Toute tentative fructueuse pour cerner la pensée politique de Gramsci passe obligatoirement, affirme Paul Piccone (philosophe et fondateur de la revue américaine Telos)  par une première étape qui consiste à dissiper l’ambiguïté qui a déjà donné du fil à retordre à nombre d’analystes chevronnés. Le malentendu provient, au départ, d’une erreur d’aiguillage faisant de Gramsci, à tort d’ailleurs, l’épigone d’un Lénine, réduit au préalable à sa plus simple expression en ne se référant qu’à son Que faire ? Piccone doute que Gramsci ait pris connaissance de ce fascicule ou qu’il s’en soit inspiré. Les idées force qui se dégagent de ce livre se rapportent à l’acte de foi des masses en l’infaillibilité de leurs dirigeants éclairés, à l’interdiction formelle de critiquer l’appareil de parti, acte considéré comme pratique bourgeoise destinée à dénaturer l’esprit révolutionnaire.

L’antidémocratisme parfois affiché par Lénine dans le fascicule, ci-haut mentionné, aurait pour motif la répression pratiquée par les sbires du régime tsariste. Tout relâchement de la discipline interne du parti équivaudrait à une reddition éhontée. À toutes fins utiles, la logique qu’on impute à Lénine contribuait à valoriser la révolution par le haut. Prévoyant une attaque en règle de la part de ses détracteurs, Lénine s’est employé à les prendre de court en les accablant d’invectives cyniques pour avoir choisi la naïveté des foules au détriment des décisions réfléchies des têtes bien pensantes, « Les sages viennent nous dire sentencieusement avec la profondeur de pensée d’un gribouille : “C’est chose fâcheuse lorsqu’un mouvement ne vient pas d’en bas”». Ce qui est chose fâcheuse aux yeux de Gramsci c’est la révolution par le haut qu’il qualifie de passive. Sur ce point, en particulier, les positions de Gramsci et de Lénine sont, de toute évidence, diamétralement opposées.

Ayant dissipé le malentendu au sujet de l’affiliation de Gramsci à un Lénine autoritaire, Piccone s’emploie ensuite à contextualiser les écrits de Gramsci. Il avance que les périodes troubles de l’histoire dérangent le confort que procurent les idées reçues causant ainsi leur remise en question. À titre indicatif, Piccone fait état des grands chambardements survenus dans les premières décennies du XXe siècle tels que la Première Guerre mondiale, la Révolution d’octobre, la montée du fascisme et l’échec des soulèvements socialistes en Occident pour expliquer la faillite de la perception mécaniste faussement accolée au marxisme et l’éclosion d’une vision moins déterministe que partageaient, entre autres, Lukács, Korsch et Gramsci à quelques nuances près. Même Lénine n’a pas tardé, soutient Piccone, à nuancer ses prises de positions initiales et à prendre ses distances vis-à-vis du positivisme préconisé par la deuxième Internationale. D’autres révolutionnaires, dont Rosa Luxembourg ont dénoncé la stagnation provoquée par la deuxième Internationale sans pour autant remettre en cause le fondement mécaniste de la doctrine marxiste, alors que Lénine a évolué au point de ne plus imputer catégoriquement l’échec du capitalisme à ses contradictions intrinsèques et à restreindre le lien de cause à effet aux seules questions ayant trait à la conscience.

Although Lenin went beyond Luxemburg at least to the extent that he was able to shake off the determinism typical of the Second International, he retained a mechanical theory of consciousness [...] Much more concrete than Luxemburg’s, Lenin’s account of the Second International generated the problem of external mediation which, his intentions to the contrary notwithstanding, logically developed into the problems of bureaucratization and Stalinism.

Piccone soutient, à juste titre, que Gramsci s’est inspiré de Machiavel pour forger sa notion d’un « Prince Moderne » qu’il identifie à la volonté collective du Parti. Appréhendant les répercussions néfastes de la révolution par le haut, le penseur sarde a toujours pris soin de mettre ses camarades en garde contre le danger de la bureaucratie et, à l’encontre de Lénine, rejetait la « médiation externe », c’est-à-dire, la manipulation des masses par l’élite instruite qui était au poste de commande. De son point de vue, une complémentarité se dégage des diverses facultés mises en jeu : Gramsci reconnaît que les masses ont la capacité de sentir mais que leur savoir et leur compréhension s’avèrent limités, alors que les intellectuels savent sans nécessairement comprendre ni même sentir. Le « processus cathartique » est le moyen, note Ernst Jouthe,  par lequel cette complémentarité se réalise dans l’histoire grâce au rôle joué par les intellectuels organiques. « Nous retrouvons ici deux éléments du processus cathartique : l’identification (« fusionner » avec les sentiments populaires) et la distanciation critique (pour les expliquer et leur donner une forme rationnelle) ». Au sujet de la question que soulève l’échec des révolutions communistes en Europe de l’Ouest et la montée du fascisme, il semble que Piccone estime que le concept gramscien d’hégémonie est tout indiqué pour apporter une explication qui va au-delà des assertions superficielles d’autres théoriciens qui ont succombé à des dérapages malencontreux.

Gramsci bypassed the entire Luxemburgian and Lukacsian account that saw the seemingly indefinite postponement of the revolution as a function of the immaturity of the working class and the latter as a function of the non ripeness of objective economic conditions. [...] Thus although he has been linked with Leninism, his concept of the party was rather different from the Bolshevik model. To the extent that the paramount prevailing pre-revolutionary preparatory task was the defeat of bourgeois hegemony.

S’inscrivant en faux contre certaines idées développées par Luxemburg et Lukács qui sont peu favorables à l’action révolutionnaire, Gramsci privilégie la prise de conscience de l’appartenance à une classe sociale dont les intérêts sont bien identifiés et démystifie l’action manigancée par la classe dominante qui induit en erreur les ouvriers en leur faisant miroiter les avantages du statu quo. Toujours dans l’optique de souligner la distinction entre Lénine et Gramsci, ce dernier assigne, selon Piccone, au Parti le rôle de médiateur interne entre intellectuels et masses. Cet échange constant entre éducateurs et éduqués vise à doter les prolétaires d’une culture compatible avec leur appartenance de classe et susceptible de  contrecarrer l’idéologie bourgeoise aliénante. En rejetant les éléments qui maintiennent les classes subalternes soumises, et en lui substituant une conception du monde qui mette de l’avant les intérêts du prolétariat, Gramsci s’inscrit en faux, affirme Piccone, contre un léninisme qui ne cherche qu’à réaliser le socialisme en développant à outrance certains caractères autoritaires du jacobinisme bourgeois.

S’étant démarqué de la vision qui réduisait le léninisme à un système bureaucratisant et mécaniste, Gramsci élargit la notion d’intellectuel en avançant que la capacité mentale d’acquérir le savoir est la chose la mieux partagée chez les êtres humains. N’importe qui a droit au titre d’intellectuel bien que quelques-uns seulement en assument le rôle dans la société. Qui plus est, Gramsci préfère les intellectuels issus des rangs du prolétariat à ceux provenant de la bourgeoisie dont certains n’ont jamais mis les pieds dans une usine. La tâche principale que Gramsci assigne aux intellectuels venus de la base consiste à contrecarrer les manigances de la classe dirigeante destinées à endoctriner et à gagner à sa cause les dirigés qu’elle exploite. À cet effet, Piccone note que chez Gramsci, tous les membres de la classe ouvrière sont appelés à participer aux prises de décision dans les affaires qui les concernent.

Party members organize and run the class and prepare this class to organize and run society [...] In this Gramsci is perfectly consistent with the dialectical live wire that electrifies all of Marxism: the part-whole dialectic whereby the active part redeems the passive whole precisely through its political activity.

Tout en soulignant l’engouement manifeste de Gramsci pour la participation active des masses ouvrières, Piccone ne pousse pas son argument jusqu’au point d’attribuer à Gramsci la paternité d’un marxisme libertaire. Tout au plus, il se contente de nous suggérer de tirer nos propres conclusions. Néanmoins, Piccone prend soin de souligner l’apport de Gramsci à l’enrichissement de la science politique, en transposant certains de ses concepts sur le terrain du capitalisme tel qu’il se présente actuellement aux États-Unis. Piccone est d’avis que le concept d’intellectuel, par exemple, semble avoir fait son temps, notamment quand on insiste à maintenir tel quel le rôle organisationnel que Gramsci lui a assigné. Il est toutefois à noter que la récupération par le capitalisme de quelques revendications sociales-démocrates s’est vite arrêtée en-deçà de l’affranchissement de la classe ouvrière et que l’amélioration du sort des travailleurs se heurte à l’hégémonie de la classe dirigeante. Ce constat d’échec dans la lutte contre l’injustice porte Piccone à réviser son jugement au sujet du concept gramscien de l’intellectuel. Dès lors, Piccone estime que, moyennant son élargissement, ce concept est appelé à reprendre du poil de la bête.

It is at this point – our present political predicament – that Gramsci’s notion of the organic intellectual becomes once again relevant, not in its historically obsolete guise of the technician (the organic intellectual of the industrial proletariat), but in the guise of the organizer of new modes of opposition not limited to any one class but distributed throughout society since capital dominates everyone, thus making everyone a potential revolutionary.

En plus, Piccone juge que l’actualité de la pensée politique de Gramsci se prête au contexte contemporain en tant qu’antidote aux insuffisances des réformes concédées par les capitalistes. À vouloir confiner le marxisme gramscien dans un cadre spatio-temporel on ne fait qu’annoncer sa désuétude. Mais vue sous un autre angle, l’œuvre de Gramsci s’inscrit dans un riche patrimoine théorique. Piccone est porté à faire état de la pérennité du legs laissé par Gramsci qu’il considère comme source d’inspiration pour la théorie critique d’aujourd’hui. Rappelons brièvement les prises de position utopiques de l’auteur des Cahiers de prison. En premier lieu, il a tenu à privilégier l’impulsion de bas en haut comme démarche démocratique, nonobstant que la thèse inverse avait le vent dans les voiles. En deuxième lieu, sa vision bipolaire qui oppose ce qui est à ce qui devrait être, s’inscrit en plein dans l’utopie considéré comme solution de rechange à un réel exécrable.

En guise de conclusion

Ridiculisant ses camarades qui préconisaient l’impulsion de bas en haut, Lénine s’inscrit en faux contre une vision utopique, telle qu’exprimée par les communistes de Conseil, d’Antonio Gramsci et suivie en cela par Rubel. Par contre, la marche de l’histoire a marqué le marxisme du sceau de l’autoritarisme en lui reprochant d’avoir une voie contraire à l’idéal libertaire qui se dégage des écrits de Marx. L’éthique utopique que Rubel attribue à Marx s’explique par sa prise de position en faveur des subalternes dépossédés contre une classe dominante hégémonique. En tant que grand érudit, Marx en est venu à identifier les deux sources d’aliénation de la société bourgeoise qui affligent la classe ouvrière, l’État et l’argent. La 11e thèse sur Feuerbach présente de façon succincte la volonté de Marx de passer à l’action. Il décida donc de dédier sa vie et son œuvre à l’émancipation des travailleurs tout en sachant qu’il allait à contre-courant des idées reçues. Il s’est battu farouchement contre l’aliénation infligée aux subalternes et leur a fourni de précieuses armes théoriques. Que son enseignement fasse l’objet de dérapages Marx n’en doutait pas et, partant, ne se prenait pas pour un marxiste. La bureaucratie ne tarda pas, peu de temps après la Révolution d’octobre, à trahir les idéaux de Marx. Rubel s’en prend donc aux promoteurs du totalitarisme marxiste. Gramsci, avant lui, avait critiqué le bureaucratisme rouge pour lui opposer certains idéaux libertaires.

Merci à Maggy de m’avoir encouragé à redoubler d’efforts et à ne pas lâcher.

Bibliographie

CAMMETT J.M., Antonio Gramsci and the Origins of Italian Communism, Stanford, Standford University Press, 1967.

GRAMSCI A., Cahiers de prison, Cahier 13, Paris, Gallimard, 1978.

–, Cahiers de prison, Cahier 14, Paris, Gallimard, 1990.

–, Guerre de mouvement et guerre de position, (Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan) Paris, La fabrique éditions, 2011.

GUÉRIN D., Pour un marxisme libertaire, Paris, Robert Laffont, 1969.

JANOVER L., Les intellectuels face à l’histoire, Paris, Éditions Galilée, 1980.

JOUTHE E., Catharsis et transformation sociale dans la théorie politique de Gramsci, Québec, P.U.Q., 1990.

KORSCH K. et al., La contre-révolution bureaucratique, Paris, UGE, 1973.

LÉNINE V.I., Que faire, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1975.

LEVY C., Gramsci and the Anarchists, Oxford, Berg, 1999.

MATTICK P., Marxisme, dernier refuge de la bourgeoise ?, Genève, Entremonde, 2011(1983).

PICCONE P., « Gramsci’s Hegelian Marxism », Political Theory, vol. 2, n°1, février 1974.

RUBEL M., Karl Marx, essai de biographie intellectuelle, Paris, Marcel-Rivière, 1957.

–, Marx, critique du marxisme, Paris, Payot et Rivages, 2000 (1974).

THOMAS P.D., The Gramscian Moment, Philosophy, Hegemony and Marxism, Chicago, Haymarket books, 2010.

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Varia/ Les sciences sociales au travail du commun : le savant fait politique

Sébastien Joffres

Le projet du commun vient s’opposer à deux ennemis. D’une part, le capitalisme avec son marché produit des inégalités, soumet les gens à ses objectifs de rentabilité, détruit les liens entre individus... D’autre part, l’État contrôle, rigidifie, gouverne... Dans ces deux logiques, la vie est gérée ailleurs que là où elle se déroule et par d’autres que ceux qui la vivent. Chacun est dépossédé de ce qui le concerne au profit de l’intérêt public défini par l’État et/ou du marché....

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles
N°8 / 2016

Edward Saïd, un continuateur de la vision gramscienne du monde

Lire la suite
N°8 / 2016

Éditorial

Lire la suite