Par Sihem Jendoubi Khénissi, docteure en architecture et enseignante à l’école nationale d’architecture et d’urbanisme de Tunis.
Nous vivons dans un monde disloqué, partagé par une espèce d’objet polémique, un objet ayant une apparence changeante ; ce que nous appelons couramment mur. C’est un phénomène qui accompagne l’être humain dans les différents moments de sa vie, Il change d’une forme à une autre et dégage à chaque fois une nouvelle signification. Il peut être une limite symbolique immatérielle en se déguisant dans les us et les coutumes d’une culture donnée, comme il peut prendre un aspect social en s’habillant de la classification ou de la ségrégation sociale délimitant différentes classes sociales. Ce phénomène peut prendre aussi une forme politique et peut se manifester par des frontières territoriales telles que le mur de Berlin marquant une limite politique ou le limes romain marquant une limite politico- protectrice.
Le mur qui nous intéresse dans cet article c’est le mur rassurant domestique, ce n’est pas le mur de Berlin ni celui qui sépare la Palestine d’Israël ou même celui qui limite l’empire romain. Ce n’est pas non plus le mur des mots ni celui de la solitude ou celui des habitudes sociales et culturelles, celui qui nous intéresse dans cet article c’est le mur architectural dont l’apparence physique est matérialisée par des matériaux de diverse nature. C’est un mur modeste qui se distingue par un aspect protecteur dissimulant et marquant la vie intime et privée. Il est dressé non pas pour séparer mais pour protéger des espaces de vie. En le réalisant, il donne naissance aussitôt à différents domaines distincts comme un intérieur et un extérieur, un privé et un commun, un privé et un autre privé… Il devient une épreuve, il marque des frontières, l’espace de vie se manifeste entre des limites ; les murs physiques.
Le mur est considéré d’habitude physique concrétisé par des matériaux, il peut être aussi virtuel marquant sa présence, non pas par de la matière, mais par d’autres moyens possibles. Sans apparence physique, il peut avoir une forme virtuelle invisible marquée seulement par les activités et les pratiques spatiales du vécu. Nous pensons que ce type de mur, architectural, est en transformation continue.
Qu’il soit physique ou virtuel, le mur se développe autour de la vie des habitants marquant des espaces architecturaux changeants d’un moment à l’autre suivant les activités et les actions humaines. Comment le mur est- il à l’origine de la transformation de l’espace architectural ? Comment se manifeste le phénomène de transformation du mur physique ou virtuel ? Des exemples d’espaces architecturaux (Tunis), seront analysés pour observer et démontrer ce phénomène de mur en transformation continue.
Les espaces choisis pour la démonstration analytique sont des habitations en appartement situées dans des résidences collectives à Tunis en Tunisie. Elles sont formées d’un salon et de deux ou trois chambres à coucher en plus d’une cuisine, d’une salle de bain, d’un balcon et d’un séchoir, tous délimité par des murs aveugles ou percés.
Le mur
Le mur est une ligne de partage entre deux mondes, entre deux espaces, entre deux univers... c’est une limite séparative qui se dresse manifestant à la fois la protection et la dislocation, elle inquiète et séduit, elle rassure et elle suscite la curiosité, elle est mystérieuse et énigmatique et peut dévoiler des secrets… Elle est matérielle et immatérielle.
Le mur, dans sa signification première, est une sorte d’enceinte traçant une frontière qui donne naissance à deux lieux, à deux espaces séparés. Pour Erving Goffman, ces limites- murs sont des marqueurs frontières[1] : objets qui marquent la ligne qui sépare deux territoires adjacents.
Le mur est un objet complexe, c’est une sorte de séparation entre des zones variées. Il peut être soit physique ; représenté par différents matériaux tangibles, soit virtuel en étant un mur de la pensée, un mur psychologique : « être face à un mur de problème », « être au pied du mur », etc.
Le mur qui nous intéresse est un mur architectural domestique qui peut être aussi bien matériel et physique que virtuel incarné par des pratiques formant un espace approprié momentanément par des corps en mouvement.
Le mur domestique
Le mur domestique constitue la limite de l’espace architectural, elle génère des espaces de vie qui se déploient et se transforment entres des limites matérialisées physiquement ou virtuellement.
L’espace vécu « apparaît à l’intersection des forces intérieures et extérieures d’utilisation et d’espace »[2]. L’espace de vie s’exprime dans la rencontre de forces intérieures et extérieures livrées par le mur.
Le mur devient une enveloppe séparant des scènes de vie, par conséquent il partage l’espace architectural en différentes configurations spatiales. Le mur, en tant que limite de l’espace habité, peut être matérialisé par des matériaux différents, il peut être percé par des vides matières ; des fenêtres ou des portes, mais il peut aussi être virtuel marquant simplement des limites manifestées par la pratique spatiales de l’espace habité.
Le mur matériel
Nous considérons un mur matériel, la limite physique d’un espace architectural défini par une paroi, une limite concrétisée par un matériau visible : pierre, brique, béton, verre... Cette limite sert à départager l’espace architectural en sous- espaces indépendants ayant différents sens selon la pratique qu’il renferme. La limite matérielle peut être ou bien percée par des vides matières ; soit des portes ou des fenêtres ou bien aveugle ne laissant aucune possibilité de franchissement ou de relations autres.
Le matériau, formant un mur matériel, selon Jean-Marie Floch : « n’est pas matière puisque l’homme en l’utilisant l’a chargé de sens ; il n’est pas non plus une forme puisqu’il relève de l’usage, c'est-à-dire des habitudes qu’une société donnée a de sa pratique architecturale »[3]. Le matériau n’a de valeur au niveau de l’espace que s’il a été pris en charge par une forme significative. Il prend forme grâce à un savoir-faire aussi bien technique que pratique. Le matériau matérialise le mur, en prenant forme il donne forme à l’espace architecturé. Il n’est pas seulement forme matérielle, il renvoie à un immatériel, il témoigne d’un usage culturel divers, à des techniques et à un savoir-faire. Il contribue à donner sens à l’espace.
En réalité le matériau ou les matériaux configurent les enveloppes physiques, qui à leur tour donnent naissance à l’habitacle ; l’espace habitable, ces enveloppes physiques sont donc la source de l’espace de vie des êtres humains. Il manifeste une signification, elles sont considérées comme « objet de sens» et comme « une logique concrète en acte »[4].
Le matériau est perçu, il est présent, il se présente avec ces divers composantes et ces divers qualités. Il procure et produit du sens lors de sa vision. Si nous parlons de l’expression des murs physiques, nous ne pouvons pas ne pas évoquer les matériaux de construction. Le mur physique est exprimé par les matériaux qui le composent, c’est sa substance d’expression, l’organisation des matériaux, selon une certaine manière ou forme, exprime le mur et lui procure un contenu.
La signification d’un matériau, formant la limite mur, est en relation avec ses caractéristiques et ses qualités intrinsèques, mais confronté obligatoirement à une technique de construction et à un savoir-faire particulier, le matériau procure un autre sens qui est en relation avec sa configuration résultant de sa manipulation. Le mur matérialisé est par conséquent signifiant et sa signification découle entre autre de la nature du matériau lui-même : s’il est en verre, le mur est transparent et dévoile ce qu’il limite, s’il est en pierre ou en béton ; il représente un mur porteur et opaque et protège la zone qu’il départage.
Le mur immatériel
Nous considérons un mur immatériel et virtuel la limite d’un espace architectural défini par la pratique d’une activité de la vie quotidienne. Ce vide spatial animé par la vie est délimité par « un mince trait sinueux invisible »[5]. C’est une limite qui forme et crée et structure une présence ; « présence de l’absence »[6] selon Maurice Merleau Ponty.
La pratique de l’habitant dans l’espace et sa présence, active l’espace à l’intérieur des limites physiques (par exemple chambre dans une habitation) ou à l’extérieur de limites physiques (par exemple sur une place publique), elle dessine des limites virtuelles manifestées par l’activité elle-même. Les limites virtuelles sont changeantes et se métamorphosent à travers le temps et selon la durée de l’activité. C’est un mur immatériel, virtuel mais réel existant, ce mur de partage est construit non pas par des matériaux visibles mais par des matériaux imperceptibles, ce sont les mouvements de l’activité humaine. Le mouvement d’un habitant à l’intérieur de son espace de vie « est déjà une frontière et un chemin, il arrondit, il effile, il départage, le champ aride où il s’inscrit »[7]. Le mouvement configure l’espace architectural et marque son existence par des zones de partages entres les habitants d’un espace vécu, il donne naissance à des limites intangibles. Des zones définies par des limites perçues sans être palpables et concrétisées par un matériau physique.
L’espace de vie devient alors morcelé selon ces zones de partage formant des blocs d’espaces changeant selon les limites des mouvements de leurs habitants. Les usages et les faires des habitants d’un espace architectural font naître les configurations spatio-temporelles délimitées virtuellement par le sens de la pratique et l’usage lui-même de l’espace. Or l’habitant vit dans l’espace architectural en manipulant des objets meubles. L’objet meuble est une nécessité pour le vécu de l’habitant au niveau de son espace au quotidien. Depuis sa présence sur terre, l’homme n’a pas cessé de produire des objets. L’espace de vie, traduit par les enveloppes fixes, est qualifié par les objets meubles. Il se départicularise à travers l’aménagement et les rangements introduits par l’habitant pour les besoins de son usage. « L’homme de rangement » cherche un équilibre par la « maîtrise et le contrôle » des objets meubles, il les range, les ordonne, c’est une manipulation au quotidien, à l’infini. L’objet meuble devient un médiateur de l’espace, il l’expose à une infinité de transformations régie par l’usage de l’habitant. L’espace habité est aménagé, aux moments figés et statiques sans actions, selon la géométrie des enveloppes physiques.
L’objet-meuble est une construction mobile, ou semi fixe ou fixe, selon Martine Segalen «L’intérieur est une construction permanente »[8]. L’objet meuble donne sens à l’espace et le configure, il se confond à un mur, encore plus il peut marquer un mur virtuel. L’objet meuble prend le rôle de l’enveloppe mur physique et devient un élément configurant les entités spatiales. L’objet meuble devient alors une limite marquante de topos (qui signifie en grec « lieu, endroit » ; au pluriel : topoï. « L’expression de signe correspondant à un faire, est appelée topos (pl. topoï) par le Groupe 107 (résultats de deux projets de recherche intitulés Sémiotique de l’Espace, 1973, et Sémiotique des Plans en Architecture, 1974 et 1976). Un topos est un espace, un volume contenant des personnes et des objets. C’est une unité à trois dimensions (géométriquement parlant) dont les frontières peuvent être déterminées en considérant simultanément les deux niveaux de l’expression et du contenu »[9].
Or l’objet meuble possède un rôle relatif à son immanence celui de donner sens à l’espace ou à l’entité ; le contenant. L’immanence significative de l’objet lui procure un rôle important, celui d’énoncer le sens de l’espace –contenant en plus de le délimiter à la manière d’un mur.
L’espace architectural, conséquence de l’articulation de murs physiques ou virtuels
L’espace architectural articulé par des murs physiques
Le système des murs matériels ou physiques formant un espace architectural, l’exemple d’une habitation, se présente configuré selon les relations d’assemblages entre les enveloppes elles-mêmes : selon leur montage, selon leurs percements ou non-percements et selon la nature du percement lui-même.
Mur extérieur marquant le territoire de l’appartement.
Les enveloppes physiques sont définies par des murs concrets. Les murs marquent des limites matérielles infranchissables et en même temps ils divisent l’espace de l’habitation en différentes parties indépendantes.
Murs intérieurs définissant différentes entités indépendantes.
Les espaces intérieurs sont définis en entités indépendantes relatives à la topologie des limites. Le système des enveloppes conçues de l’habitation se présente donc comme un ensemble d’entités en interrelation.
Les murs physiques reliés ou combinées forment les différentes entités : des volumes ; des contenants.
Enveloppes avec percements ; portes intérieures, extérieures et fenêtres.
Chaque entité se distingue par les caractéristiques topologiques et dimensionnelles de ses murs : Les enveloppes physiques sont définies par leurs dimensions : épaisseurs et hauteurs, par leur degré de percement : portes percées pour le passage et fenêtres percées pour l’aération et l’éclairage. Ce choix des emplacements des percements et leur nature qualifie les entités formées par l’assemblage de ces limites.
Limite : mur physique | Nature du percement | Le pouvoir faire |
Limite extérieure | Porte |
Pouvoir passer des membres de la famille Interdiction d’entrée des étrangers |
Limite extérieure | Fenêtre |
Pouvoir voir Ne pas passer |
Limite extérieure | Non percée |
Ne pas passer Ne pas voir |
Limite intérieure | Porte | Pouvoir passer des membres de la famille si la porte est ouverte |
Limite intérieure | Non percée | Ne pas pouvoir passer |
Les murs physiques d’un appartement présentent différents types d’épaisseur et de hauteur selon leurs emplacements au niveau de tout l’immeuble. Soit ci-dessous le plan d’un immeuble présentant un ensemble d’appartements autour d’une cour et de cours de service. L’état physique de la porte : ouverte ou fermée peut aussi suggérer le pouvoir passer ou le devoir ne pas passer. Les enveloppes physiques ou murs physiques forment des séparations entre les entités, elles sont percées ou aveugles, elles sont épaisses ou moins épaisses ; ces caractéristiques dépendent de l’emplacement de l’enveloppe au niveau de « l’ensemble ou système habitation» et « l’ensemble ou système immeuble ».
Ensemble ou système immeuble.
- Les enveloppes extérieures donnant sur la grande cour présentent une épaisseur de 30 cm et sont formées de deux parois en brique posées sur chant en plus d’un enduit extérieur et intérieur pour le besoin d’isolation par rapport à l’environnement extérieur.
- Les enveloppes intermédiaires séparant les différents appartements ont une épaisseur de 20cm, limite séparatives pour isoler les appartements voisins ; formée de deux rangées de plâtrières posées sur chant et d’un enduit intérieur et d’un enduit extérieur.
- Les enveloppes intermédiaires donnant sur une cour de service présentent une épaisseur de 30 cm, elles ont le même rôle que les enveloppes extérieures, la cour de service étant un espace ouvert à l’air libre, ouvert sur l’environnement extérieur.
- Les enveloppes intermédiaires séparant l’appartement du couloir de circulation présente une épaisseur de 20 cm, même épaisseur que la limite avec les voisins.
- Les enveloppes intérieures sont les limites séparatives entres les différents entités formant l’appartement, elles ont une épaisseur de 10 cm formée de briques plâtrières posées sur chant et un enduit.
- Le mur bas d’épaisseur 20cm et de hauteur 90cm représente une limite de séparation entre la porte d’entrée et l’espace intérieur.
L’enveloppe mur représentant une limite infranchissable, énonce un discours spatial à chaque fois, différent, selon son emplacement et selon sa topologie.
➢ Les murs physiques extérieurs de l’habitation sont des limites séparatives entre les appartements. Ce sont des limites de la propriété : Chaque famille doit être indépendante, son espace de vie doit être privé et isolé des bruits et des voisins par un ensemble de murs matériels.
➢ Les murs physiques de séparation intérieures dépendent des relations conventionnelles ou universelles entre les membres de chaque famille et relativement à leurs besoins basiques : l’intimité.
Les murs intérieurs sont gérés par des modes de vie conventionnels imaginés par l’architecte tel que les pratiques universelles nécessaires à la vie humaine, aujourd’hui : par exemple dormir séparément ; implique chambres parents et enfants séparées. Se laver signifie un espace clos derrière des murs physiques, manger ensemble implique un espace réservé pour les repas, se reposer signifie un autre espace muré, accueillir, se laver.
Limite : mur | Emplacement donnant sur | Épaisseur choisie parmi des valeurs conventionnelles | Technique de construction et matériau choisi |
Mur extérieur | La grande cour | 30 cm | Deux parois en brique posées sur chant+ enduit extérieur et intérieur |
Mur extérieur | La cour de service | 30 cm | Deux parois en brique posées sur chant+ enduit extérieur et intérieur |
Mur extérieur intermédiaire | Le couloir de circulation | 20 cm | 2 rangées de plâtrières posées sur chant |
Mur extérieur intermédiaire | Voisin | 20 cm | 2 rangées de plâtrières posées sur chant |
Mur extérieur Intermédiaire | Escalier | 20 cm | 2 rangées de plâtrières posées sur chant |
Mur intérieur | Entre les différentes pièces de l’appartement | 10 cm | Briques plâtrières posées sur chant + enduit |
L’architecte concepteur de l’espace se base sur des normes techniques conventionnelles pour choisir les épaisseurs des murs. Les épaisseurs des murs de séparation dépendent des modes de construction et des matériaux choisis par l’architecte: les cloisons extérieures sont plus épaisses pour séparer l’intérieur de l’extérieur non bâti des intempéries et des variations de la température et les cloisons intérieures sont moins épaisses pour délimiter des entités différentes et permettre une intimité entre les membres de la famille.
L’espace architectural articulé par des murs virtuels
Le mur virtuel tel que défini plus haut par la pratique de l’habitant à travers son usage au quotidien, délimite l’espace de vie et le disloque en entités syntagmatiques. Des entités se relient et s’articulent par le mouvement de l’habitant et le sens de son usage dans un espace qui peut être déjà défini par des murs physiques ou peut ne pas être enclos dans un espace délimité physiquement.
Les articulations des séquences vivantes ou des actes de vie sont momentanées dans l’espace est dépendant du temps et de la durée de l’action de l’habitant ou des habitants de cet espace.
La séquence spatiale manifestée par les limites virtuelles de l’action dure pendant un moment [tn1, tn2].
Cette durée marque l’existence d’une configuration spatiale bien définie par des limites virtuelles manifestée par l’acte de vie. L’espace est remodelé et reformé aux moments de l’action et des mouvements des habitants dans l’habitacle de l’appartement, par ce fait des « bulles d’espace » faisant corps avec les mouvements se construisent et se déconstruisent indépendamment de la géométrie des volumes ; c'est-à-dire la forme définie par les murs physiques. Les enveloppes matérielles s’effacent devant la pratique des habitants et divers entités spatiales se forment et se reforment le long de l’axe temps, selon des formes amorphes naissant et expirant au même moment voir au même instant.
La transformation continue de la limite mur physique ou virtuel
La transformation est un passage d’une forme à une autre, les opérations de transformations de l’espace architectural sont un résultat inévitable du changement du vécu des habitants et de leurs représentations relatives. La transformation de murs physiques est une opération qui résulte de la suppression de la limite elle-même ou d’une de ses parties, elle peut être aussi la conséquence d’une adjonction d’un nouveau mur. La transformation de la limite virtuelle est la conséquence de la transformation des séquences de vie et de la dynamique et la mouvance de l’habitant dans l’espace.
L’espace architectural formé par l’assemblage de murs, peut être transformé, à chaque fois que ses limites sont transformées par la suppression de parties ou par l’adjonction d’autres en s’adaptant à l’usage de son habitant. Le cas des habitations en appartements choisis pour l’observation présentent des transformations de différentes natures : suppression ou ajout de portions de mur, ajout de décor, nouveau percement… Ces transformations sont variées dans le temps et l’espace, l’enveloppe fixe et stable de l’habitation est remodelée et retransformée selon la pratique spatiale de son habitant selon les évènements. Le mur, n’est plus « ce contenant fixe » il devient « substance » malléable par l’usager. « L’architecture n’est pas une entité stable : elle évolue par mutation »[9], par mutation des murs physique ou virtuels.
Transformation des murs physiques
L’observation des espaces vécus au niveau des habitations montre différentes transformations spatiales de nature variables. L’espace vécu par son habitant est en transformation continue, nous observons des suppressions de murs, de portes, des ajouts et des additions d’autres enveloppes, une dynamique spatiale résultant d’une transformation lourde des murs physiques. Ces transformations aboutissent à des mises en scène continues des espaces vécus. Un théâtre englobant des « arts de faire» par des habitants créatifs de l’espace muré en activité, tel que l’exemple de la chambre des parents dans un appartement qui est transformée en deux chambres d’enfants par la suppression et l’adjonction de portions de murs, ou l’exemple de séchoir qui devient un espace intérieur pour agrandir la cuisine par la suppression de portions de murs et d’une porte[10]. Paul Henri David dit que l’architecture intérieure remplit un double rôle, à la fois modèle d’un édifice à venir et vestige d’une construction oubliée. C’est un des aspects de la dualité de l’objet architecturé[11].
Différentes configurations en plan de l’espace d’un appartement montrant les murs physiques de partage et leurs conséquences sur l’espace habité.
=> =>
L’entité séchoir devient un espace intérieur par la suppression de portions de mur, elle exprime non pas un volume à part entière mais une partie d’un autre volume. |
Transformation des murs physiques d’une chambre des parents par l’adjonction et la suppression de portions de murs physiques pour l’obtention de deux chambres pour les enfants. |
Les entités syntagmatiques définies par leurs volumes manifestés par l’assemblage de limites physiques, forment un contenant pouvant abriter n actions à travers le temps représenté par les moments de vie, par conséquent il peut se former à l’intérieur du contenant n topoï formés par n limites virtuelles.
Transformations des limites virtuelles
L’espace dans la vie quotidienne subit les actions continues de l’habitant, une dynamique relative au mouvement de la vie, l’espace se multiplie et se superpose suite à cette action, Des limites virtuelles apparaissent et disparaissent dans les limites physiques de l’habitation.
L’espace formé par les murs physiques représente une source et une assise spatiale pour le déroulement de la vie de ses habitants « remodelable » selon les évènements vécus par la famille, par conséquent une infinité de limites virtuelles se manifestent tour à tour en se transformant à travers l’infinité de pratiques spatiales des usagers dans une habitation et durant des moments temporels [tn1, tn2] bien définis.
L’exemple d’un espace de réunion dans un appartement montre une opération de transformation continue durant différents moments successifs de la vie des habitants :
La succession des transformations au niveau d’un espace chambre des parents ont donné lieu à différents topoï, formés de limites virtuelles changeantes, se succédant selon les évènements et selon le quotidien des usagers.
L’espace de la chambre des parents se transforme successivement à travers l’axe temps, d’un moment à un autre, la configuration de l’espace prend une expression différente en s’adaptant aux faires des habitants faisant naître des limites virtuelles éphémères. Les murs virtuels sont en transformation continue.
Conclusion
Le mur, en étant un phénomène matériel et immatériel, est à la base de la transformation de l’espace de vie et de sa reconfiguration. Une fois activé par l’usager, l’espace configuré par ses limites physiques se transforme et se manifeste à travers des expressions dynamiques. Ces limites s’adaptent aux actions de l’habitant générant une matérialité à chaque fois appropriée. La pratique de l’espace par l’usager ne reste pas dépendante des limites physiques, elle adapte les configurations spatiales moyennant d’autres limites immatérielles. L’expression physique de l’espace conçu se configure et se reconfigure au fil du temps, s’accordant aux rythmes de la vie de l’habitant se transformant en espace habité manifestant plusieurs expressions relatives aux moments temporels. D’autres limites virtuelles se configurent en se conformant, non pas aux limites physiques conçues mais aux actions des habitants. L’action n’est plus dépendante de la délimitation matérielle, elle forme ses propres limites.
La délimitation de l’espace, dédiée à une activité précise, sera matérialisée par une enveloppe physique qui marquera le rapport différentiel entre les fragments ou les entités spatiales en relation. La nature de cette matérialisation dépend des relations entre les activités qui s’y déroulent : si elles sont compatibles pour l’habitant ; la limite sera virtuelle, si elles sont incompatibles ; la limite se matérialise selon le mode de vie c'est-à-dire par un mur physique aveugle ou un mur physique percé.
Nous pensons qu’il y a séparation entre « forme construite par les murs physiques » et « forme spatiale formé par les limites virtuelles », l’espace vécu se détache et se dépouille de l’espace construit formé par les enveloppes physiques.
Nous avons observé, dans des exemples d’espaces de vie, le phénomène de l’effacement de l’enveloppe physique, elle se dissout face aux différentes pratiques de l’habitant. L’enveloppe physique se présente comme élément principal : assise de l’existence de l’habitation, l’appartement n’existe que par l’existence de ces limites ; ce sont des lignes de partage, des limites matérielles expressives. Elles présentent une intention de contenus spatiaux du concepteur architecte ou de l’habitant.
Les murs matérialisent l’espace et en même temps favorisent d’autres contenus ou donnent naissance à d’autres pratiques habitantes par l’usager de l’espace et les objets de vie : Elles suggèrent un pouvoir faire pour l’habitant opération que nous avons repéré comme transformation de l’espace. L’habitant agit sur l’espace, il le reconfigure en lui donnant une géométrie appropriée à l’occupation du moment. Nous avons observé une reconstruction incessante des frontières entre les différents espaces de vie par des limites virtuelles selon des opérations de transformations continues.
Le continuum spatial est fragmenté et re - fragmenté selon les différentes activités de la vie des habitants. Le faire de l’habitant se manifeste au début, en dépendance avec les murs physiques, mais cette expression murale se perd petit à petit au cours de l’action, le faire habitant n’est plus esclave des enveloppes physiques, il agit sur les conformations actantielles faisant disparaître ces limites physiques et recréant d’autres limites virtuelles symboliques. L’enveloppe physique est à l’origine de la formation des configurations stables, mais perd son importance en tant que présence physique, en tant que limite matérielle au cours de l’action, elle se présente alors seulement comme ligne de partage entre les différentes entités spatiales et cède son rôle aux limites virtuelles.
Bibliographie
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[1] GOFFMAN E., la mise en scène de la vie quotidienne, tome 2 les relations en public, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973.
[2] SCHULZ R. N, L’art du lieu- architecture et paysage, Permanence mutations, Paris, Le moniteur 1997.
[3] FLOCH. J. M., (dir.), Acte du 2è colloque de sémiotique architecturale, Espace construction et signification, du 21 au 25 Juin 1982, Paris, Les Éditions de la Villette, 1984.
[4] Idem., p. 78.
[5] FOCILLON. H., Vie des formes, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1943, p. 27.
[6] Cité par Marcello Vitli Rosali dans VITALI ROSATI. M., Corps et virtuel, itinéraires à partir de Merleau-Ponty, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2009, p. 31.
[7] Pour la suite, voir FOCILLON. H. Vie des formes, Op. Cit., p. 27.
[8] SEGALEN M., Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 2004.
[9] HAMMAD M., Lire l’espace, comprendre l’architecture, Essais sémiotique, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2006.
[10] SEGAUD M., Anthropologie de l’espace, Habiter, Fonder, Distribuer, Transformer, Paris, Armand Colin, 2008.
[11] DAVID P. H., Psycho- Analyse de l’architecture, Paris, L’Harmattan, 2001.