N°13 / Miscellanées vol. 1

Recension/ Propagandes

Aïcha Oustani

Résumé

Recension de l’ouvrage Propagandes (1962) de Jacques Ellul.

Mots-clés

Plan de l'article

Télécharger l'article

Par Aïcha Oustani, Doctorante en sociologie, Laboratoire d’Études Interdisciplinaire sur le Réel et les Imaginaires Sociaux, université Paul-Valéry Montpellier 3.

 

Jacques Ellul, philosophe et sociologue français, est essentiellement connu pour ses travaux sur la société technicienne. Il publie Propagandes pour la première fois en 1962, ouvrage réédité jusqu’en 2008. Ellul va y inscrire son analyse de la propagande dans un contexte moderne technicien, qui appelle à considérer celle-ci non plus uniquement comme une arme politique[1], ce qu’elle fut, mais comme une technique qui portera le rôle d’intégrateur à une société technicienne grandissante. La technique étant comprise comme l’ensemble des moyens mobilisés dans un but d’efficacité. 

Dans ce dessein, la propagande va ainsi mobiliser, à l’instar de l’ensemble des techniques, des moyens et démarches scientifiques dont la psychologie, la psychologie sociale, la sociologie etc.[2] « Cet instrument appartient à l’univers technicien, il en présente les caractères, il lui est même indissolublement lié »[3]

Au sein de la société moderne technicienne, Ellul pose le postulat d’une sacralisation de la technique qui, concrètement, ne serait que mirage puisque finalement elle est tout autant libératrice pour l’individu qu’aliénante. Par-delà les définitions et notions historiques classiques[4] considérées comme trop simplistes, Ellul va distinguer son analyse de la propagande en faisant des Public & Human Relations, partie intégrante de cette dernière au sein des sociétés techniciennes. Il va considérer, par essence conceptuelle même, ces nouvelles branches communicationnelles comme n’étant autre que propagande. Ellul anticipe les critiques et se défend de tout jugement de valeur en considérant son objet d’étude comme un tout, dégagé de tout jugement éthique puisqu’appréhendé plus comme un moyen qu’une finalité. 

L’INDIVIDU ET LA MASSE

La propagande ne peut s’adresser à l’individu seul, détaché de la masse, ce qui serait beaucoup trop laborieux et rencontrerait de trop grandes résistances, et paradoxalement, elle ne peut s’adresser à la masse sans viser l’individu dans sa singularité[5]. Viser uniquement la foule imposerait assurément une trop grande abstraction, présentant tout autant de discontinuités et de lacunes, et par conséquent, l’efficacité de la propagande serait mise en péril. Il est donc nécessaire de considérer les individus qui composent la masse et la masse constituée d’individus. 

Ellul explique que la propagande ne ciblera pas l’individu dans sa particularité mais qu’elle l'appréhendera comme un anonyme dépersonnalisé. Un anonyme parmi d’autres anonymes avec qui il partage entre autres, des mythes communs. Néanmoins, la difficulté réside dans le fait que la propagande doit, en visant la masse, donner l’impression de s’adresser directement et personnellement à chaque individu, et ce, en lui faisant oublier son statut d’anonyme. 

Les sociétés modernes techniciennes revêtent, à l’instar des sociétés totalitaires, les caractéristiques d'homogénéisation du groupe, non plus à travers des idéologies mais via la technique et son édification comme mythe central.

L’efficacité de cette méthodologie tiendrait au fait que l’individu, au sein de la masse, affranchi des microgroupes organiques se sent supérieur et en confiance alors qu’en réalité il reste fragile : « L’homme de la masse est bien un sous-homme mais prétend être un surhomme »[6].

L’utilisation des moyens de communication de masse favorisent de fait la diffusion et l’efficience de la propagande moderne. Or, selon l’auteur, il est nécessaire que ces Mass Media soient concentrés et de moins en moins diversifiés. Non pas que la diversification laisserait le choix aux récepteurs[7] mais que dans ce cas précis, nous serions face à une fréquence et une intensité insuffisante, créant ainsi un sentiment de discontinuité qui fragiliserait l’efficacité de la propagande[8]

L’attractivité envers les médiums de masse, d'un autre côté, renforcerait la constitution d’une masse. Ainsi, Ellul explique que l’acte d’achat d’une TV, par exemple[9] permet à l’individu de s'insérer de sa propre initiative et d'adhérer à cette société de masse, qui permettrait d’atteindre l'homogénéisation via l’outil médiatique[10].

PROPAGANDE ET INFORMATION

Dans un contexte où la propagande devient rationnelle, à coups de chiffres et de statistiques[11], une instruction moyenne devient condition d’efficience. Néanmoins, la dextérité du propagandiste se trouve dans le fait de créer de l’irrationnel avec du rationnel en faisant appel aux passions individuelles et massives par le biais de démonstrations chiffrées et factuelles. 

Pour se faire, cela nécessite une base informationnelle autour d’une réalité économique ou politique, servant à entretenir durablement la propagande et qui viendrait se greffer à une situation psychologique déjà poreuse[12]. Il y a donc nécessité de viser des milieux déjà informés, autrement, le propagandiste risque de faire face à l’indifférence de la masse. L’auteur illustre ce phénomène par l’inefficacité de la propagande sur les milieux ruraux et paysans, qui de fait, étant moins informés des enjeux politiques étaient moins sensibles à la propagande en question. Une étude réalisée en Allemagne entre 1933-1938 démontrait que les zones rurales, où l’alphabétisation était faible, avaient été moins sensibles à l’idéologie nazie[13].

DE L’ORTHODOXIE A L’ORTHOPRAXIE

L’ambition de la propagande moderne n’est plus seulement de modifier une opinion, vision caduque de la propagande selon Ellul, mais de déclencher une action et de provoquer un réflexe chez la masse. La propagande moderne revêt un aspect actif et dynamique, elle vise l’orthopraxie. 

En effet, dans le cas où le propagandiste se cantonne à une modification de l’opinion, celui-ci se condamnerait à réitérer le processus inévitablement puisque l’opinion est considérée comme volatile et mouvante. Ce manque de stabilité est un obstacle à la pérennité de la propagande, et donc à son efficience[14].

Par souci d’efficacité, le propagandiste va donc viser un déclenchement actif d’une action, d’un engagement, de l’ordre du réflexe tentant de faire abstraction de tout processus décisif en amont[15].

Ainsi le déclenchement de l’action permettrait d’inscrire le propagandé dans une trajectoire d’engagement dans laquelle il n’aura d’autre choix que de continuer[16]. La propagande vise le déclenchement d’une mobilisation active des masses à un instant T via la voie du conditionnement ou du mythe, constituant la sub-propagande ou pré-propagande qui sera constante et continue, contrairement à la propagande active, qui, du fait de son intensité ne peut être que brève[17].

Le mythe a pour fonction d’intégrer un aspect de sacralisation qui permettra de projeter un sens sur l’action escomptée[18] : « Nous désignerons ici par mythe une image motrice globale [...] et cette image pousse l’homme à l’action précisément parce qu’y sont inclus tout le bien, toute la justice, toute la vérité pour cet homme »[19].

LES CATÉGORIES INTERNES

Ellul va ensuite procéder à des distinctions internes au sein de la notion de propagande, mettant au point d’abord la différence entre la propagande politique et la propagande sociologique. 

La propagande politique porte une finalité politique, généralement celle des gouvernements, des groupes de pression, des partis politiques cherchant à influencer le récepteur en faveur d’un courant de pensée. Cette propagande n’agit pas ex-nihilo mais s’appuie sur une base idéologique préexistante. 

La propagande sociologique inscrit son influence sur la diffusion d’un style de vie, un modèle du quotidien unificateur socialement et économiquement[20]. Ellul illustre ce type de propagande par la publicité, les Public Relations, Human relations, cinéma etc. Elle est plus douce, plus diffuse et par conséquent plus subtile. 

Pour l’illustrer, Ellul cite entre autres, le Plan Marshall qui aurait intégré, au-delà de l’aide financière concrète, une propagande visant à répandre le mode de vie américain comme une voie de salut et ce via le cinéma, les produits ou encore la publicité, c’est l’American Way of Life

Dans ce contexte, ce sont les facteurs économiques et politiques qui prévalent à l’idéologie, contrairement à une propagande traditionnelle et politique, qui elle, va partir de l’idéologie pour aboutir à l’acceptation des éléments économiques ou politiques[21].

L’auteur apparente la propagande sociologique à la sub-propagande, puisqu’elle instaure une ambiance généralisée, un climat sans brutalité et tout en douceur, une éthique quotidienne de vie qui tiendra comme critère de valeur[22].

Ensuite, Ellul distingue propagande d’agitation et propagande d’intégration. La première liée à la propagande politique est décrite comme subversive et source de révolution. Considérée comme un élément de la propagande active et politique, par sa visibilité et son intensité, elle reste très présente en temps de conflits ou de guerres. Elle joue principalement sur l’autojustification et la haine d’un ennemi commun, créant la vision d’un bouc émissaire, plongeant ainsi les propagandés dans l’exaltation et l’impulsivité. 

La propagande d’intégration, apparentée à la propagande sociologique est, elle, une propagande d’unification et contrairement à la propagande d’agitation, elle est de plus longue durée. Elle est présente, notamment dans les démocraties occidentales du XXe siècle, où le système de conformité à la technique est érigé comme mythe central.

Enfin, l’auteur va mettre en avant la différence entre la propagande verticale et la propagande horizontale. La propagande verticale, qu’il décrit comme l’action d’un leader ou d’un chef, revêt un caractère de domination. Elle vient d’en haut et s’étend de façon pyramidale sur les masses, placées dans une attitude dite passive en recevant uniquement le flux informationnel sans échange avec les autorités ou les pairs. Le récepteur est métamorphosé en objet, ce que l’on pourrait décrire comme un processus de réification du propagandé. 

La propagande horizontale, elle, se diffuse à l’intérieur d’un groupe donné, de façon linéaire. Il n’y a concrètement pas de chef mais une présupposée égalité entre les individus du groupe. L’adhésion au groupe y serait intellectuelle et consciente avec une participation active. Néanmoins, l’adhésion reste plus involontaire que consciente puisque l’individu y est encadré par une dynamique qui l’entraînera assurément vers une adhésion aux principes, aux mythes ou à l’idéologie dominante[23].

L’une des principales théories de l’auteur est la complicité existante entre le propagandé et le propagandiste. Dans ce qu’il considère comme États modernes, ne préférant pas user du terme démocratique, la participation des masses à l’enjeu politique est un fait et devient gage de légitimité. Le pouvoir n’étant plus censé être l’apanage des « Princes », par conséquent les gouvernants doivent tenir informés les gouvernés et sont donc responsables de la transmission de l’information. Or, dans les faits, l’opinion publique serait versatile, instable et évoluerait au gré des humeurs[24].

D’un côté, ne pouvant pas se soustraire à l’opinion publique et de l’autre ne pouvant pas lui faire confiance du fait de son instabilité, l’État moderne va user de l’alternative propagandiste en transmettant l’information en l’ayant au préalable Influencée de façon à obtenir l’action escomptée et ce, en donnant le sentiment aux gouvernés d’avoir participé aux prises de décisions[25].

Ainsi, la nécessité de la propagande au sein des États modernes serait un moindre mal puisque répondant au problème de versatilité de l’opinion publique, qui demeure la représentation d’une souveraineté populaire et se trouvant paradoxalement être la pierre angulaire de tout État moderne démocratique. 

Par ailleurs, il est nécessaire de noter que le propagandé accepte ce compromis car il ne peut se passer du flux d’informations et recherche la facilité. Il préférera accepter la simplification, néanmoins guidée par des messages, afin de calmer son impuissance et l’anxiété grandissante due à une société technicienne en développement[26] ; c’est la complicité inconsciente du propagandé[27].

BIBLIOGRAPHIE

ELLUL J., Propagandes, Paris, Economica, 1990.


[1] ELLUL J., Propagandes, Paris, Economica, 1990, p.13.

[2] Ibidem., p.17.

[3] Ibidem., p.6.

[4] Ibidem., p.9 (from Mégret – Action psychologique, p.129).

[5] Ibidem., p.18.

[6] Ibidem., p.19.

[7] CF. Intra.

[8] Ibidem., p.119.

[9] Ou de nos jours smartphones ou autres technologies médiatiques.

[10] Ibidem., p.121.

[11] Ibidem., p.100.

[12] Ibidem., p.100-102.

[13] Ibidem., p.126-127.

[14] Ibidem., p.38.

[15] Ibidem., p.39.

[16] Cf. Théories de l’engagement en psychologie sociale, chez Freedman & Fraser, Le pied dans la Porte.

[17] ELLUL J., Propagandes, p.42

[18] Cf. Supra.

[19] Ibidem., p.43.

[20] Ibidem., p.76.

[21] Ibidem., p.77.

[22] Ibidem., p.80-81.

[23] Ibidem., p.98.

[24] Doxa déjà présente en Europe avec, notamment, la mise en place du vote censitaire jusqu’au milieu du XXe siècle.

[25] Ibidem., p.145.

[26] Ibidem., p.158.

[27] Ibidem., p.140.

Du même auteur

Tous les articles

Aucune autre publication à afficher.