Résumé

Cet article dégage les traits généraux de l’approche sartrienne de la haine, pour comprendre comment la question de la haine dans les sociétés contemporaines engage un positionnement politique et une situation d’énonciation spécifiques. Ce faisant, nous verrons que nous ne sommes pas condamnés à cette passion.

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Par Elisa Réato, Docteure en philosophie, Université Paris Nanterre - Sophiapol (EA 3932).

Quelques petits hommes de la politique écrivent aujourd’hui dans les réseaux sociaux inspirés qu’ils ne regrettent pas la mort d’un Noir assassiné par les forces de l’ordre, revendiquent le droit d’être homophobe, font disparaître de nombreux livres des bibliothèques publiques, se jouent de la vérité, souhaiteraient le genre de généraux qu’Hitler avait. Est-ce l’appât du gain qui les conduit dans ces galères ? Si certains sont des vendus, d’autres sont déjà riches et ont des motifs plus inquiétants que la cupidité ou l’ambition. Ce qui constitue la meilleure explication psychologique de leurs paroles et de leurs attitudes, c’est la haine, cette passion qui est, en son fond, la recherche d’un pouvoir absolu.

« [I]l suffit qu’un seul homme en haïsse un autre pour que la haine gagne de proche en proche l’humanité entière1 ». Cette citation d’une des pièces de théâtre les plus connues de Sartre fait bien comprendre le cheminement de la haine. Aborder la question de la haine place la subjectivité dans une perspective d’emblée collective, perspective qui peut être interprétée dans un sens existentiel et politique. Cette question suppose d’envisager directement la question du « nous », composé de moi et des autres, d’identité et d’altérité, et c’est bien là toute la question de la haine qui s’élève. Ainsi donc, pour connaître la réalité d’une époque, il suffit de choisir le haineux qui pourra nous la révéler, et de lui prêter l’oreille.

Qu’est-ce que la haine ? C’est un « sentiment violent qui pousse à vouloir du mal à quelqu’un et à se réjouir du mal qui lui arrive » ou encore « une aversion profonde pour quelque chose2 ». La haine, à l’ordinaire, est provoquée : je hais celui qui me fait souffrir, celui qui me nargue ou qui m’insulte. On appellera donc haineux celui qui est porté à la haine, qui est malveillant et vindicatif, et on qualifiera d’odieux ce qui nous dégoûte et indigne, par exemple on hait ses ennemis, la guerre est haïssable. Cette définition simple nous consolerait : si nous haïssons quelqu’un ou quelque chose, c’est qu’ils méritent d’être haïs.

Pourtant les dictionnaires montrent bien une ambiguïté autour du terme de « haine » et de ses prédications. Pouvons-nous blâmer Roberto Saviano parce qu’il se dit « fier de la haine3 » qu’il reçoit au quotidien ? Ou encore condamner Walt Whitman, qui exhortait son lecteur à « haïr les tyrans4 » ? À l’inverse, dans la plupart des démocraties, depuis la seconde guerre mondiale des dispositions légales sanctionnent la haine qui encourage par l’injure, la diffamation ou la provocation, à adopter une attitude discriminatoire ou violente à l’égard d’une personne ou d’un groupe. Car il y a une haine qui devance l’expérience qui devrait la faire naître. Ainsi les notions de « discours de haine5 » et de « crime de haine6 » apparaissent, avec la volonté de prévenir les dangers pour la démocratie.

Qu’elle soit individuelle ou de groupe, la haine est un fait de désintégration. Dans son analyse de 1943 des relations intersubjectives, Sartre écrit : « Le conflit est le sens originel de l’être-pour-autrui7 ». Garcin en donne le ton avec l’expression devenue célèbre « L’Enfer, c’est les Autres8 », qui semble induire que l’homme n’est pas porté vers la vie en commun. Pourquoi une telle compréhension pose-t-elle problème ? C’est qu’elle risque d’oblitérer les figures de l’entrée dans l’humain. Il importe ainsi de considérer le négatif qui hante le lien humain et la précarité de ce dernier.

Tout commence par un corps, une vie au milieu du monde. Ce sont des possibilités suspendues telles des fils en l’air dont quelqu’un s’emparera peut-être, des manières d’être qui esquissent un avenir en pointillés. Ainsi se révèle à nous un projet dans le monde, une unité personnelle. Cette existence est comme un chapelet dont chaque grain incarne le monde : le fil peut être coupé n’importe où, « [p]ar et pour autrui9 ». C’est pourquoi les relations avec autrui atteignent chacun en plein cœur, elles accompagnent les processus de la vie individuelle et de la vie sociale.

Sartre remonte à la genèse de l’altérité, à ce moment où l’homme prend conscience d’un autre autonome, animé d’un autre désir, porteur d’une autre histoire et menaçant l’illusion d’être tout. L’altérité nous apprend à ne pas nous enfermer dans une misérable auto-suffisance. Ce que je suis se trame dans la rencontre avec l’autre, entre rivalité et entente. Lorsque autrui me regarde, je suis comme il me voit. Jeu de regards de l’un sur l’autre. Miroir. L’énigme de l’autre — qui est-il ? — engage chacun sur le chemin de sa propre énigme — qui suis-je ? Je comprends alors qu’on ne peut « s’atteindre que par le jugement d’un autre, par la haine d’un autre. Par l’amour d’un autre aussi, peut-être ; mais il n’en est pas question ici10 ». Contrairement à son acception littérale, la formule « L’Enfer, c’est les Autres » dépeint le drame de chacun se découvrant exposé au regard d’autrui qui représente le jugement, comme dans un procès à huis clos.

Que nous apprend de la haine la lecture de la description qu’en fait Sartre dans L’Être et le Néant ? En premier lieu, ce n’est pas une prétendue nature qui pousserait l’homme à vouer une haine implacable à son semblable. Cette passion n’est qu’une des « relations concrètes avec autrui11 ». L’analyse sartrienne de la lutte de reconnaissance des regards montre qu’en s’historialisant un homme peut se déterminer à « poursuivre la mort de l’autre12 », c’est-à-dire nier la liberté en lui. « Celui qui hait projette de ne plus du tout être objet ; et la haine se présente comme une position absolue de la liberté du pour-soi en face de l’autre13 ». Ainsi la négation de l’autre devient sa propre justification. En deuxième lieu, « la haine est un sentiment noir14 », qui vise la suppression d’autrui en général, car l’autre que je hais représente tous les autres. En troisième lieu, la haine est « un échec15 » : le haineux ne peut poursuivre jusqu’à son terme sa déshumanisation, car sans le pouvoir qu’il exerce sur ceux qu’il hait il ne serait plus rien. C’est le cercle vicieux de la haine aliénante. « Il faut que l’objet haï demeure vivant de quelque façon16 », comme le dit Claude Lanzmann. Pourtant, Sartre disserte sur la haine dans son approche de l’éthique. Dans une note en bas de page, apparaissent des interrogations radicales : « Ces considérations n’excluent pas la possibilité d’une morale de la délivrance et du salut. Mais celle-ci doit être atteinte au terme d’une conversion radicale dont nous ne pouvons parler ici17 ».

Difficile d’expliquer ou de comprendre la haine. Puisque ce qu’on aborde du côté des mots renvoie à ce qui surgit dans le corps, mieux vaut décrire la haine d’après des figures. Ces figures doivent être comprises, dans le cadre de notre travail, comme l’embryon d’une idéologie, soit parce qu’elles constituent la base épistémologique d’une pensée, soit parce qu’elles sont une représentation topique de cette pensée.

Dans La Nausée, Antoine Roquentin ne cesse de parler de lui, il remplit les pages de son carnet de ses petites colères, de ses crises de cafard. C’est un type triste, avec un visage fané. Il a voyagé à l’étranger, est revenu en France et s’ennuie. Le livre sur M. de Rollebon l’empêche quelque temps de prêter attention à lui-même. Il a l’impression de n’être qu’une petite transparence gélatineuse qui tremblote sur la banquette d’un café, et l’agitation bruyante des hommes qui se réunissent lui paraît absurde. Il traîne seul, ne parle à personne, ne reçoit ni ne donne rien ; il n’a ni d’emploi du temps ni de liaison qui le situe et qui lui permette de participer au social. Comme les plaisirs de la vie doivent lui paraître fades au regard de son affreuse solitude ! S’il n’existe pas de mode d’emploi, l’effacement des affairements est tout autant rapport aux choses et rapport aux autres que la production d’actes. Roquentin est un homme décomposé dans la possibilité de persévérer dans son être, ne parvenant pas à briser le carcan de sa mélancolie. Sa pathologie a sa logique dans le désengagement à l’égard des tâches quotidiennes et dans l’indifférence vis-à-vis des autres. Un jour il fait cette découverte scandaleuse : « L’essentiel c’est la contingence18 ». Quel supplice d’exister sans le moindre fondement, car que suis-je sans l’autre, sinon une espèce d’inconsistance ?

Dans la nouvelle « Érostrate », Paul Hilbert hait les hommes. Le balcon du sixième étage figure alors un monde où un homme peut vivre « au-dessus de l’humain19 » : de là-haut, il observe ses ennemis s’affairer comme de multiples fourmis, trop petits pour qu’il puisse les reconnaître individuellement. La perspective plongeante apporterait la preuve de sa propre supériorité sur autrui. Mais ce misérable possède un revolver : à l’écart des autres hommes, il n’est pas séparé de l’humanité, il a déjà l’humanité avec lui dans la poche de son pantalon. Non content de recueillir l’héritage du génie humain cristallisé sous la forme de l’objet, il écrit à cent deux écrivains, pour critiquer leur humanisme et expliquer son crime prochain. Comme les mots sont aussi des outils, Paul Hilbert, lorsqu’il fait quelque chose contre les hommes, ne cesse de produire de l’humanité. Dans un geste absurde, il cherche à s’identifier à Érostrate : de même que son héros noir, il rêve de faire sauter le monde, car il se croît « un être de l’espèce des revolvers, des pétards et des bombes20 ». Le dénouement du récit est ironique et amer : Paul Hilbert ne tire pas sa dernière balle et est roué de coups. Il n’a qu’à savourer sa haine, une haine qui n’a plus désormais d’autre objet que lui-même.

Dans « L’Enfance d’un chef », Lucien Fleurier mène une existence triste et vague : il découvre qu’il ne pense rien, qu’il ne sent rien, qu’il n’aime rien. Son premier mouvement est de s’enfuir, faire la fête. Il passe son temps à regretter d’être né. Il voudrait trouver sa voie, avoir le droit de dire son mot. Il est lâche et mou, sans ressort physique ni moral, mais veut avoir avec les autres des rapports de puissance à puissance. Au moment où sa stupeur haineuse devant lui-même menace de tourner au tragique, il trouve comment se supporter : ce n’est pas sa faute s’il est dans un corps d’homme, après tout, il n’a pas demandé à naître. Des camarades l’entrainent en politique, il a l’impression d’avoir trouvé sa voie. On lui offre « un caractère et un destin, un moyen d’échapper aux bavardages intarissables de sa conscience, une méthode pour se définir et s’apprécier21 ». Objectifié, Lucien se voit lui-même, non plus comme au miroir devant lequel il se cherche, mais tel que les autres le voient, de l’extérieur. S’il est venu au monde, c’est pour occuper cette place de chef, les autres l’attendaient et obéiront à ses ordres. Et voilà qu’il se sent dur et lourd comme un roc, presque heureux. Des mots résonnent en lui : « La France aux Français22 ». Ne faut-il pas intimider pour justifier de son droit à gouverner ? Lucien s’amuse tristement, en racontant des histoires juives. Le reste va de soi : il tente de guérir avec le sang des autres son ennui.

Ce trajet dessine la trame de la réponse violente à la menace existentielle, qu’elle soit fantasmée ou réelle, que représente l’autre. Antoine Roquentin écrit dans son journal une longue rumination : c’est le ressassement aliénant de celui qui ne peut échapper au cercle infernal dans lequel il s’enferme. Paul Hilbert est l’homme du ressentiment individuel : les autres entravent son droit à la liberté. Il souffre de l’existence des autres, catégorie qu’il méprise parce qu’il la trouve d’une laideur épouvantable et parce qu’ils ourdissent des complots. Il se croit supérieur, mais ne peut s’empêcher de jalouser ceux qui forment la communauté d’hommes forts dont il se sent exclu et dont il cherche l’estime. Il parle de meurtre et évoque l’humiliation éprouvée. Cette voix d’humilié est celle aussi de Lucien Fleurier, cherchant plus faible que lui pour rendre l’humiliation reçue. Il s’en prend aux hommes incapables de le « reconnaître », c’est-à-dire de lui faire une place à sa juste valeur.

Sartre nous présente l’homme qui a peur de sa conscience, de sa liberté et de sa responsabilité, en un mot l’homme qui a peur devant la condition humaine. Pour l’homme qui rumine sa haine, l’autre n’est qu’un prétexte : son existence lui permet d’étouffer ses angoisses. C’est en ce sens que, dans ses Réflexions sur la question juive, Sartre écrit : « Si le Juif n’existait pas, l’antisémite l’inventerait23 ». L’homme du ressentiment trouve l’écho dans les discours politiques manipulateurs, des discours pervertis où la raison est congédiée et qui embarquent le sujet dans des folies collectives meurtrières — harcèlement, sexisme, racisme, esclavage, persécution, antisémitisme, génocide, négationnisme. C’est ainsi que Lucien Fleurier passe du ressentiment individuel au ressentiment collectif : pour lui, le juif c’est l’autre, celui qui est responsable de ses frustrations. « Au fond de son cœur comme au fond du nazisme, il y a la haine de soi — et la haine de l’homme qu’elle engendre24. »

La volonté de ceux qui manipulent les affects c’est d’asservir le peuple, de le décerveler dès la petite enfance. La question de la responsabilité de la parole est cruciale : « Le langage […] met la personne en face de ses responsabilités25 », écrit Sartre. Mal nommer les choses revient à anéantir la pensée par la destruction de la langue, comme le montrent George Orwell26 et Victor Klemperer27. Les idéologies de la haine flattent le ressentiment, entretiennent le dégoût faisant l’apologie de la pureté, de la perfection, de la totalité et jouant sur la distinction entre « Nous », réunis par analogie dans une catégorie, et « Eux », regroupés par analogie dans une autre catégorie. Ces discours s’attaquent à une personne ou à un groupe, posent l’autre comme haïssable à partir de stéréotypes, de différences essentialisées, de manières d’être ou de dire. Bâtis sur l’opposition du Bien et du Mal, ces discours jouent sur les affects et posent les autres comme menaçants, dangereux. C’est alors un « Nous attaqué » qui est mis en exergue. Voilà pourquoi, explique Sartre, « l’oppression n’est pas un délit visible, puisque l’idéologie de la classe dominante définit le juste et l’injuste28 ».

Les discours de haine stigmatisent la différence et refusent l’autre. L’emploi d’un lexique de la haine annihile l’autre en tant que personne, par exemple avec des métaphores puisant dans le registre animalier, ces discours permettent de s’affirmer en rabaissant. Ce lexique de haine est contextualisé dans des phrases à valeur généralisante du type « les x sont… » : voleurs, menteurs, cruels, etc. La haine se diffuse à travers les généralisations, les stéréotypes, les préjugés, les falsifications de l’histoire, les récits conspirationnistes, dont la répétition concourt à diviser, propager la haine et la banaliser. Ainsi donc, la vision elle-même est construite par des processus de mise en saillance de certains traits, dont le but est de servir un projet politique particulier. Ces processus ne peuvent être combattus que par un processus contraire de décolonisation du regard. C’est pourquoi, dans la préface à l’album de photographies D’une Chine à l’autre d’Henri Cartier-Bresson29 et dans La Reine Albemarle ou Le Dernier Touriste30, Sartre dénonce les clichés aimés par les touristes qui se promènent dans les quartiers populaires à la recherche d’exotisme.

Quand l’histoire collective porte son lot de violences, le passé émotionnel d’un homme repose sur des structures réelles. C’est à cause de cela qu’on peut s’installer dans la rumination victimaire en désignant l’autre comme l’éternel bourreau, par pure fidélité à l’héritage. Le ressentiment fonctionne alors comme le cycle infernal de la répétition de la haine, et celle-ci se nourrit de sa propre répétition, car « la haine renforce la haine31 ». Mais tout cela ne nous empêche pas d’avoir le courage de faire quelque chose « de ce qu’on a fait de nous32 », autrement dit de faire quelque chose de l’héritage pour sortir de la haine. Donc, il s’agit bien de se libérer du poids de l’histoire par la création d’un présent qui n’efface pas le passé, mais s’ouvre à d’autres possibilités. Autrement dit, il s’agit de sortir de l’enfermement et retrouver la liberté, celle que Sartre voit dans les yeux comme « des fleurs33 », version poétique du champ des possibles, espace du jeu, de la culture et de la création.

Dans la Critique de la Raison dialectique, Sartre écrit que la « rareté », le fait qu’« il y en a pas assez pour tout le monde34 », fonde la nécessité du conflit et de la violence, car elle rend notre condition précaire et fait de chacun un « contre-homme », un homme « d’une autre espèce35 », c’est-à-dire porteur d’une menace de mort pour les autres, car il porte en lui le même besoin, forme le même projet d’appropriation des choses et avec les mêmes moyens. Chacun en miroir se voit dans cette menace et entraîne l’exclusion de la communauté humaine de ceux qui sont de trop, ceux qu’il faut mettre à mort pour ramener la paix sociale, les bouc-émissaires dirait René Girard36, les bouches inutiles dirait Simone de Beauvoir37. Ainsi l’histoire est le cadre d’une lutte pour la survie sur fond de rareté, une lutte de tous les hommes contre les autres hommes et contre la nature. En même temps, la rareté est le « moteur passif38 » de l’histoire, ou, si l’on préfère, l’histoire surgit quand l’impossibilité de l’homme devient pour lui « l’impossibilité radicale de l’impossibilité de vivre39 ». Cela veut dire que les luttes en faveur des sous-hommes répondent aux idéologies de la haine, telles que l’idéologie bourgeoise au XIXe siècle : « [A]u nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, je vouai à la bourgeoisie une haine qui ne finira qu’avec moi40 ».

« La liberté est en danger41 » ; la haine aveugle des manipulateurs s’est déchaînée. Dans une société où la communication est devenue planétaire, notamment grâce aux réseaux socionumériques, nos semeurs de haine ne se cachent pas : ils appellent la violence parce que, aux époques de crise, tout le monde est hostile. Et puis ils ont un tas de lieux communs tout prêts à sortir : les étrangers violent nos femmes, ou bien les Roms enlèvent nos enfants ; ils brouillent les idées, ça fait monter la colère et ça fait voter. D’abord parce que la colère est un sentiment agréable, ensuite parce que la masse est mécontente et qu’un bon politique doit lui refléter son mécontentement. Nos pays sont malades de peur. Nous avons peur de tout : des Africains, des Chinois, des Européens, nous avons peur les uns des autres. Par définition, la masse est sérielle, mais il n’y a pas de nécessité à ce que la haine perdure. Dans la crise, nous pouvons parler le même langage parce que nous avons à réagir ensemble aux mêmes évènements.

La production de contre-discours semble inefficace pour sortir de la radicalité violente, dans la mesure où le contre-discours s’inscrit dans une perspective revendicative : face à un contre-discours l’on répondra « contre », et l’on rentrera dans une opposition dichotomique. Dans une perspective d’apaisement, les clés sont le doute et la réflexion, lesquels permettent de déclencher un dialogue. Les réflexions de Sartre sur la vérité révèlent deux éléments qui la composent : ce qui est dit de vrai d’une part, et d’autre part le fait même d’être un sujet42. En un mot, je ne me retire plus de la communauté des hommes : j’affirme la relation essentielle d’interdépendance des libertés et, corrélativement, le devenir de la vérité. Dans ce sens, le témoignage implique une immédiateté entre le dire et le réel en apportant, par des expériences de vie, une autre vision du monde. C’est pourquoi il favorise l’esprit critique et cherche à déclencher un dialogue. De cette façon, le témoignage permet de rester en alerte là où se joue la transformation de l’individuel vers le collectif dans un acte politique, c’est-à-dire de ne pas tomber dans la haine de l’autre43.

La question de la responsabilité, selon la formule de Dostoïevski que Sartre adopte, concerne l’humanité, elle est indifférente aux catégories qui divisent les hommes. L’éthique sartrienne ne dit pas ce qu’il faut faire et penser, mais précise le sens, les contours et les voies pour lutter contre la haine. Autrement dit, « il ne doit pas y avoir de liberté contre la liberté44 ». C’est en ce sens que dans « Matérialisme et révolution », Sartre montre que la source de la révolution est la liberté comme « reconnaissance des autres libertés » et « [exigence] d’être reconnue par elles. Ainsi se place-t-elle dès l’origine sur le plan de la solidarité45 ». Dans les Cahiers pour une morale, c’est une refondation de l’éthique qu’envisage Sartre, un don de soi à l’autre46. Les vecteurs de la haine ne prennent jamais en compte une personne ou une culture, il n’y a pas eu rencontre. La rencontre vraie suppose une ouverture à l’autre, l’acceptation des limites de la condition humaine et du risque, car c’est le lien entre individus qui constitue les personnes en tant que telles. C’est pourquoi dépasser les clivages et tisser de nouveaux liens sociaux est un acte révolutionnaire. Comme dans Huis clos, la sortie semble fermée aux condamnés, mais en réalité elle ne l’est pas.

RÉFÉRENCES

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1 SARTRE J.-P., Le Diable et le Bon Dieu, dans Théâtre complet, M. Contat (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 427-428.

2 REY A. (dir.), Le Grand Robert de la langue française, tome 3, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2001.

3 Courrier international, 25 septembre 2015, en ligne : https://www.courrierinternational.com/article/polemique-accuse-de-plagiat-roberto-saviano-contre-attaque

4 WHITMAN W., Feuilles d’herbe, « Préface de 1855 », Gallimard, 2023, p. 731.

5 Recommandation R 97 (20) du Comité des ministres aux États membres du Conseil de l’Europe sur le « discours de haine ».

6 European Union Agency for Fundamental Rights, « Les crimes de haine ». En ligne : http://fra.europa.eu/fr/theme/les-crimes-de-haine

7 SARTRE J.-P., L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1980, p. 413.

8 —, Huis clos, dans Théâtre complet, op. cit., p. 128.

9 —, L’être et le néant, op. cit., p. 411.

10 —, Le Sursis, dans Œuvres romanesques, M. Contat et M. Rybalka (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 1096.

11 —, L’être et le néant, op. cit., p. 410.

12 Ibidem, p. 461.

13 Ibidem.

14 Ibidem, p. 463.

15 Ibidem.

16 LANZMANN C., « Entretien avec Claude Lanzmann. Les non-lieux de la mémoire », dans L’Amour de la haine, J.-B. Pontalis (dir.), Paris, Gallimard, « Folio essais », 2001, p. 33.

17 SARTRE J.-P., L’être et le néant, op. cit., p. 463.

18 —, La Nausée, dans Œuvres romanesques, op. cit., p. 155.

19 —, « Érostrate », dans Œuvres romanesques, op. cit., p. 262.

20 Ibidem, p. 269.

21 —, « L’Enfance d’un chef », dans Œuvres romanesques, op. cit., p. 372.

22 Ibidem, p. 374.

23 —, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 2009, p. 15.

24 —, « Drieu la Rochelle ou la haine de soi », dans Les Écrits de Sartre. Chronologie. Bibliographie commentée, M. Contat et M. Rybalka (éd.), Paris, Gallimard, 2013, p. 650-652.

25 —, La Responsabilité de l’écrivain, Paris, Verdier, 1998, p. 18.

26 Cf. ORWELL G., 1984, Paris, Gallimard, 1972, chap. V.

27 Cf. KLEMPERER V., LTI. La langue du troisième Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, « Espaces libres », 2023, p. 47-48.

28 SARTRE J.-P., « Les communistes et la paix », dans Situations, VI. Problèmes du marxisme, I, Paris, Gallimard, 1984, p. 149.

29 —, « D’une Chine à l’autre », dans Situations, V. Colonialisme et néo-colonialisme, Paris, Gallimard, 2011, p. 7-24.

30 —, La Reine Albemarle ou Le Dernier Touriste (Fragments d’un livre sur l’Italie), 1951-1953, dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, op. cit., p. 681-904.

31 —, Critique de la Raison dialectique, tome I. Théorie des ensembles pratiques précédé de Questions de méthode, A. Elkaïm-Sartre (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1985, p. 834.

32 —, « Les damnés de la terre », dans Situations, V. Colonialisme et néo-colonialisme, Paris, Gallimard, 2011, p. 178.

33 —, La Reine Albemarle ou Le Dernier Touriste, op. cit., p. 712.

34 —, Critique de la Raison dialectique, op. cit., p. 239.

35 Ibid., p. 243.

36 GIRARD R., La Violence et le sacré, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 1972.

37 DE BEAUVOIR S., Les Bouches inutiles, Paris, Gallimard, 2015.

38 SARTRE J.-P., Critique de la Raison dialectique, op. cit., p. 234.

39 Ibid., p. 446.

40 —, « Merleau-Ponty », dans Situations, IV. Portraits, Paris, Gallimard, 1964, p. 249.

41 —, « Quand la police frappe les trois coups… », dans Situations, VI. Problèmes du marxisme, 2, Paris, Gallimard, 2012, p. 308.

42 —, Vérité et existence, Paris, Gallimard, 2008, p. 27.

43 Cf. REATO E., « D’une guerre à l’autre. Sartre et les images matérialistes », à paraître.

44 SARTRE J.-P., « Qu’est-ce qu’un collaborateur ? », dans Situations, III. Lendemains de guerre, Paris, Gallimard, 2003. p. 47.

45 —, « Matérialisme et révolution », dans Situations, III, op. cit., p. 160.

46 Cf. REATO E., « Sartre et le don : de l’impossibilité de vivre à sa possibilité », dans M. de Jesus Cabral & J. de Almeida (dir.), Poétiques et pratiques du Don, Éditions Le Manuscrit, 2021, p. 125-145

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La violence dans les fictions de la culture populaire adolescente : une haine de soi ?

Julien Cueille

Dans les productions culturelles à large public à destination des adolescent-e-s (mangas, sagas, séries ou jeux vidéo) l’imaginaire violent semble omniprésent, mais ne se réduit pas à une simple agressivité pulsionnelle. La violence n’est pas nécessairement l’indice d’un affect de haine, ni une incitation à la haine. Dans les entretiens menés, les adolescents verbalisent fréquemment leurs angoisses, le manque de confiance en eux-mêmes, ainsi que leur intérêt pour les personnages ambivalents, porteurs de fêlures secrètes, voire d’une haine de soi....

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