N°12 / La Morale dans les Sciences Humaines et Sociales

Varia/ Thumos Nyx

La nuit chevillée au corps

Olivier Sirost

Résumé

L’heure est à la mise à distance du vivant (du viral) et de manière corollaire à la fermeture des interstices de la vie : bars, restaurants, boites de nuit ou boulevards noctambules. Le phénomène n’est guère nouveau et nous renvoie aux turbulences de l’époque victorienne. Léon Cellier dans L'popée humanitaire et les grands mythes romantiques rappelle ce moralisme épique à l'oeuvre dans le romantisme se saisissant de mythes bibliques tels que le Jugement dernier ou la fin de Satan. Leitmotivs obsédants qui séparent avec obstination le vivant de la vie spirituelle.

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Par Olivier Sirost, Professeur des Universités à Rouen Normandie, Directeur du CETAPS EA 3832.

Face à la dépression économique et aux traînes misère dépeints par le roman social de Charles Dickens s’affirme un idéal sanitaire de reprise en main et de redressement de la situation sociétale. Dickens met bien en relation décadence, misère et santé ruinée en décrivant les faubourgs des grandes métropoles du XIXe siècle, pendants de la course au progrès. À l’inverse le caractère diurne et clinquant de la grande ville se détache des nuits des colons britanniques dans leurs campements ou des veillées des classes populaires[1]. Synchroniquement, la littérature victorienne s’inspire de ces traditions nocturnes pour s’inventer des mondes fantastiques qui donnent toute leur place aux fantômes et aux monstres, venant en contrepoint du matérialisme pesant de l’époque. À travers ses spectres l’empire victorien accouche alors d’une nuit grouillante et vivante, jungle urbaine qui s’éveille face à l’asepsie de la modernité[2].

Dans ses formes paroxystiques les communautés néo-paganistes qui émergent au XIXe siècle s’ancrent dans la symbolique de soleils noirs et de véritables cultes nocturnes. Les puissances telluriques invoquées dans les multiples retours à la terre utilisent les veillées druidiques (notamment dans les mouvements de Woodcraft folk), la prière au soleil (par exemple la communauté Humanitas ou les toiles du peintre Fidus) ou encore les danses cosmiques helléniques (comme dans le mouvement naturiste). Autant d’inquiétants familiers[3] qui nous renvoient à l’enfant en nous tapis dans l’ombre, et trouvent une actualité résonnante.

À l’heure où tous les regards sont pointés sur la faillite de Gaïa et sa mise en périls, nous en avons oublié que la maison commune est aussi dotée d’une cave et d’un grenier comme l’analyse Gaston Bachelard, et que dans la « vie cosmique imaginée, imaginaire, les mondes différents souvent se touchent, se complètent »[4]. Le paganisme romantique a bien su mettre en exergue les frontières incertaines du diurne et du nocturne jouant sur le foisonnement des tombeaux, des grottes, des gouffres, des ombres et autres passages vers la nuit. Par-delà cette dynamique les poètes et les mythes viennent nous rappeler qu’en deçà de Gaïa, le chaosmos du monde est construit sur la Nuit primale et les Ténèbres.

Le mysticisme romantique refond dans sa Weltanschauung la théogonie hésiodienne, faisant des entrailles et de l’âme humaine le siège éternellement réitéré de l’engendrement du monde. Comme le souligne Albert Béguin : « la nature des choses et leur unité première ne peut se saisir qu’en l’ultime tréfonds de l’âme humaine »[5]. Dès lors la nuit romantique entreprend la plongée dans une topologie des profondeurs de l’humain, composée dans la psychologie de Tröxler de quatre essences : corps, soma, âme, esprit (la Tétraktys) qui dans leurs mises en tension ouvrent sur des zones mal éclairées de l’homme. On y retrouve notamment les sens, le cœur, l’infra-sensible, la racine spirituelle de plongée dans l’Absolu… et pour le reformuler, les humeurs chaotiques à partir desquelles la vie renaît, où s’engendre une humanité primitive.

Gaston Bachelard revient sur ce double sens de la nuit. Elle est d’une part un phénomène universel qui s’impose à la nature toute entière, personnifiée par la déesse du voile. D’autre part, le voile englobant peut pénétrer, s’insinuer dans la matière des choses. La nuit devient alors matière nocturne. Cette dernière stymphalise[6] l’eau qui se change en noir marais et se repais de la chair humaine. La thumos nyx se matérialise en mare tenebrum, substance intestinale prise entre désolation et convulsion, peur humide qui tient au ventre, mucus marin, viscosité. Dans l’alchimie nocturne du feu et de l’eau, l’humeur de la nuit coule en fièvre, s’érige en viscosité des expériences de la chair, en colle universelle ou tact de l’homo faber.

Le chaosmos de la nuit et les lumières nymphées

Voile enveloppant où vient se nicher le sauvage contenu en nous, la nuit semble unir les forces intérieures contenues en l’homme. Ce passage vers le chaos primordial du monde est assuré dans les théogonies d’Hésiode par la déesse Nyx (la Nuit) et son frère Erèbe (les Ténèbres). Les enfants de Chaos forment cette humeur primaire qu’est l’air ténébreux[7]. Les divinités subalternes que sont les Nymphes personnifiant les activités créatrices de la nature, vont assurer un topos nocturne. On peut notamment y décliner les Dryades (nymphes des arbres), les Hespérides (nymphes du couchant, filles de Nyx), les Oréades (nymphes des grottes et des montagnes), les Héléades (naïades des marécages et des marais), les Lampades (nymphes chtoniennes des enfers), ou encore les Ménades accompagnatrices dévotes de Dionysos. Elles assurent par leurs danses convulsives et leurs excès les rituels nocturnes du feu en plein air, ou l’union charnelle de l’homme et de la nature[8].

Au XIXe siècle le mouvement de l’art pour l’art vient en réaction aux théogonies par trop moralistes condamnées à l’utilitarisme. Ainsi le culte politique du beau impérial prête le flanc à la critique et à un noctambulisme trop sage éclairé par les becs à gaz sécurisants de la modernité[9]. Les Oréades de William Bouguereau dessinent cet humain passage entre les ténèbres et la lumière dans la grande perspective monumentaliste académique. Venant tourmenter les satyres, attiser les enfers, ou pervertir les anges, les œuvres mythologiques du peintre reviennent au nymphée. Drapées de couleurs, les nymphes incarnent la blancheur de l’automne, la noirceur de la nuit, les variations grises-bleues-marrons-verdâtres de l’humeur nocturne. Peinte en 1882 l’Evening mood montre une nymphe en lévitation au-dessus de l’eau et du ressac des vagues à l’heure du crépuscule. Souvent interprété comme moraliste, l’amour figuré par Bouguereau[10] dit le voile du péché illégitime de la chair consommée avant la prononciation des vœux. Le tourment de l’humeur nocturne dit les caprices et les secousses saisissant les entrailles, tiraillées entre fécondité et destruction. C’est là l’incarnation sage et débridée de la nuit. Figurée par Claude Monet, la « sixtine de l’impressionnisme » que présentent les Nymphéas, dit le tout sans fin de la vulve du monde et de ses humeurs génitrices. Par-delà les sages allégories de l’amour moral, Monet insiste sur la dialectique de la génération et de la putréfaction propre à la matière molle, sorte d’humeur première[11].

On retrouve le même type de séries allégoriques prenant pour motif les nymphes chez Henri Fantin-Latour dans ses œuvres intitulées La Reine de la Nuit, Le Rêve, Le Soir, L’Aurore (1904), La Nuit (1897). Les baigneuses du soir incarnent la transition vers les thèmes impressionnistes et la situation plus vivante de la guinguette. Ses lithographies reprennent les mythologies romantiques des natures nocturnes figurant tour à tour : la Damnation de Faust, Manfred, l’Immortalité, Le Mage Balthazar, Tannhäuser, La Valkyrie, Siegfried et les sœurs du Rhin, Béatrice et Bénédict…

Le rappel et la déclinaison symbolique quasi infinie des mythologies antiques montre comment de l’obscurité s’engendre le vivant, cette lumière éclairant les ténèbres comme l’explique Pietro Citati[12]. Cette sensation de toucher des choses divines dans l’expérience de l’éblouissante obscurité révèle toute la puissance du régime de la nuit.

L’association des nymphes aux satyres, silènes et faunes, boucs et singes qui accompagnent les cultes ithyphalliques dionysiaques antithétiques de la sophrôsunê (maîtrise de soi et modération) figure les écoulements nocturnes de la chair, l’acte même de la vie qui sommeille en l’homme.

Ébranlement cosmique

Cette saisie du jaillissement nocturne n’est pas que l’apanage des peintres, et devient une quête de vérité des poètes. Pour Stéphane Mallarmé, l’expérience nocturne est marquée par différents processus contradictoriels qui alimentent l’œuvre du poète et sa quête d’absolu tels que ses textes Hérodiade et Igitur. Le soir marque la bascule du jour dans l’ombre, enveloppant une lente agonie du soleil couchant où se déchainement les puissances érotiques et guerrières[13]. De cet ébranlement cosmique – caractéristique également de l’automne ou du crépuscule – jaillissent les substances du feu, du sang et de l’or. L’arrivée de la nuit n’est donc pas une extinction de la vie, mais un moment festif d’irradiation de l’être. Pour Mallarmé c’est l’heure bestiale où la chimère se cheville au corps et où l’humeur succède au rêve. Le vent du soir vient murmurer à l’oreille le souffle édénique et les promesses de la brise aventureuse. La voix des ombres met alors en branle le cortège des noctambules. Ces derniers incarnent les métamorphoses de la nuit : jeu avec les veilleuses et rémanences lumineuses, plongée intime dans les frissons de l’Éros, introspection de ses démons, révélation créatrice du chaos et de ses eaux dormantes, peur des abysses ontologiques et de sa propre finitude. Ces quelques thèmes mallarméens seront largement inspirés par les œuvres fantastiques d’Edgar Allan Poe (dont il traduit Le Corbeau), de Théophile Gautier (Le roman de la Momie), de Charles Baudelaire (Les fleurs du mal), de Guy de Maupassant ou de Théodore de Banville. Il cultivera ce goût de la nuit et ses effervescences par les mardis où le rejoignent les illuminés nocturnes de l’époque : Rimbaud, Manet, Whistler, Gorge, Gide… et les réguliers Henri de Régnier, Ferdinand Hérold, Pierre Quillard, Bernard Lazare, André Fontainas, Pierre Louis, Robert de Bonnières, André de Guerne. Mallarmé surnommé « l’homme au rêve habitué » fait des nuits du mardi un monde oublié où chacun entre et sort à sa guise, participant d’une communauté cosmique[14].

Si Igitur présente la mort comme unique issue d’accès aux Ténèbres absolues, la petite mort permet quant à elle l’accès à un démon de minuit rieur. Pour le dire autrement la descente ténébreuse absolue permet l’accès au foyer d’où jaillissent les humeurs nocturnes. Le poème de Mallarmé : « l’après-midi d’un faune » publié en 1876 avec gravures sur bois d’Edouard Manet, mis en musique en 1894 par Claude Debussy et chorégraphié en 1912 par Vaslav Nijinski marque cet ébranlement cosmique de la nuit qui renverse la peinture diurne monumentaliste des nymphes et de la nature. 

La nuit du Faune hantée par les Nymphes et les manifestations des humeurs corporelles, est agitée par les songes du vent nocturne :

Ô bords siciliens d’un calme marécage

Qu’à l’envi des soleils ma vanité saccage,

Tacites sous les fleurs d’étincelles, CONTEZ

Que je coupais ici les creux roseaux domptés

Par le talent ; quand, sur l’or glauque de lointaines

Verdures dédiant leur vigne à des fontaines,

Ondoie une blancheur animale au repos :

Et qu’au prélude lent où naissent les pipeaux,

Ce vol de cygnes, non ! de naïades se sauve

Ou plonge…

Inerte, tout brûle dans l’heure fauve

Sans marquer par quel art ensemble détala

Trop d’hymen souhaité de qui cherche le la :

Alors m’éveillerais-je à la ferveur première,

Droit et seul, sous un flot antique de lumière,

Lys ! et l’un de vous tous pour l’ingénuité[15].

Le faune décrit comme chasseur de Nymphe déchaîne les humeurs du désir : sang, lave, larmes, humidités, vapeurs… humeurs du feu, de la fontaine, du marécage stymphalisées par la nuit.

Cette « frayeur secrète de la chair » fait scandale dans l’entourage de Mallarmé. Manet qui illustre le poème, composant le groupe impressionniste d’Argenteuil et Gennevilliers aux côtés de Claude Monet, Auguste Renoir et Berthe Morisot, est lui-même adepte des humeurs nocturnes. Les gravures sur bois d’Edouard Manet qui illustrent le dialogue entre faunes et nymphes s’inscrit dans ces peintures scandaleuses de la nature qui tuent la peinture mythologique. En 1863, Monet fait scandale au Salon et choque l’académisme représenté par Bouguereau. L’exposition du Déjeuner sur l’herbe scandalise avec sa femme nue en arrière-plan du tableau. Au sensualisme du plein air, s’ajoutent moultes détails figurant la luxure et la prostitution : les huitres aphrodisiaques, le panier renversé (synonyme de la perte d’innocence), la nudité impudique de la baigneuse, ou encore la grenouille (nom donné aux prostituées). Selon Proust il s’agit là d’une version moderne du concert champêtre de Titien. Monet est en outre coutumier des lieux nocturnes qu’il fige sur la toile : Un bar aux folies bergères (1882), La serveuse de bocks (1879), Au café (1878) ; et de leur faune : Le buveur d’absinthe (1859), Olympia (1863)… et des demi-mondaines qu’il fréquente. Il  succombera d’ailleurs à 51 ans d’une longue syphilis. D’autres artistes comme Toulouse Lautrec puiseront au même puit leurs illustrations de la nuit et du vivant.

Le foyer ou le ventre de la nuit représente une descente tragique dans la pénombre menaçante et faisant parfois vaciller le fonds d’humanité en l’homme. Cette triste alchimie fait le succès de la physiologie du mineur chez Zola, du peuple de la nuit chez Jack London, où du voyage aux confins de l’humain chez Céline. Le voyage au bout de la nuit cartographie les descentes aux enfers de la guerre, de la colonisation africaine ou de l’esclavage moderne de l’Amérique fordiste. Les mises en abymes de l’homme dans les tripes des tranchées, la chair consumée des bordels ou le purgatoire de la jungle africaine dessinent l’effusion humorale de la nuit. Cette conjonction entre humeurs et topos dit l’exploration aux limites des ténèbres. Au-delà de l’œuvre littéraire, le docteur Louis-Ferdinand Destouches poursuit sa thèse de médecine sur Semmelweis par un travail sur la quinine en thérapeutique. La dissection et l’introspection de la chair, comme la vaccination contre la fièvre jaune viennent par la suite se nicher dans l’œuvre littéraire où le corpus humoral vient donner corps à la topologie humaine.

Nous pouvons opérer un constat similaire dans les projets littéraires de la sociologie. Les physiologies de Restif de la Bretonne, les dioramas de Benjamin, comme les vignettes d’Hemingway viennent donner une description vivante des êtres de la nuit. Jusqu’alors le sang noir figurait l’alchimie de la vie sauvage des ténèbres à la fois dans les récits de chasse, les enquêtes folkloriques et le roman victorien. L’humeur noire[16] explique la transformation de l’homme en ces animaux fantastiques de la nuit : vampires, loups-garous et autres monstres nocturnes. Cette frontière incertaine entre humanité et animalité sert de guide aux déambulations nocturnes de Rétif de La Bretonne. Dans Les nuits de Paris, on croise tour à tour une Vaporeuse, un homme-de-nuit, un Rompu par le bourreau, une femme violentée, des cadavres, des violateurs de sépulture, des travestis, des crocheurs de portes, un assassiné, des convives au bal, un aveugle, un solitaire, des mouchards, un homme aux lapins, des abbés en duel, un chien enragé, un décolleur d’affiches, une morte vivante, un pendu, un guetteur, des espions… Ce journal de la nuit met l’accent sur les passions, l’animalité, les immondices, les sueurs froides, les masques, l’alcool… concoctions des lieux de perditions et des lueurs nocturnes[17]. Le flâneur de Walter Benjamin succède au spectateur nocturne du XVIIIe siècle. Les situations nocturnes de la bohême font teinter de leurs petites étincelles les dioramas parisiens. Les passages du Paris XIXe siècle engendrent des petits mondes nocturnes mis en vitrine, prolongés par les terrasses de café et les herborisations du bitume. Au-delà des herbiers et bestiaires hérités de la société rurale, un nouveau folklore en clair-obscur succède aux esprits de la nuit. Benjamin montre bien comment le flâneur devient chasseur/détective et suit à la trace les hordes sauvages noctambules. De la bohême parisienne surgissent des êtres fantasmés arpentant le bitume intérieur : les Mohicans de Paris d’Alexandre Dumas, les membra disjecta de Baudelaire (la victime, le meurtrier et la masse) comme ses satyresses et nixes[18] qui composent les Tableaux parisiens,  ou encore le chevalier Dupin détective d’E. A. Poe. Enfin, les vignettes d’Hemingway insistent sur la dilatation de la temporalité festive et nocturne, images éternelles de l’entre-deux-guerres. L’œuvre d’imagination (c’est ainsi qu’Hemingway la caractérise) Paris est une fête, vient figer les ambiances et expériences vécues comme lueurs éclairant un monde disparu, et qui plus est paru de manière posthume. Les images sensibles liées aux cafés, débats littéraires, jazz, combats de boxe, déambulations sur les boulevards figurent une autre faune que celle fréquentée par l’écrivain chasseur.

Sublimes ténèbres

La jungle urbaine dessinée au XIXe siècle emprunte et adapte ses ambiances nocturnes aux au-delà des portes de l’Orient. Michel Le Bris[19] décrit fort à propos les années jungle qui déferlent sur l’Occident comme une sublimation des ténèbres de l’Afrique. Le Congo va en particulier devenir le lieu débridé où circulent les imaginaires de la nuit. Les colons européens y inventent leurs pubs où la quinine étudiée par le Dr Destouches y est mélangée au gin, au rhum ou au whisky laissant augurer les effluves nocturnes et eaux de feu qui soudent quelques communautés de circonstance.

Aux lieux des socialités de perdition qui accompagnent la colonisation, s’épiphanisent des espaces inconnus faisant frissonner les aventuriers. Dans un des romans pionniers décrivant ces expériences – Trader Horn – le décor est planté en ces termes : « Cette côte est, je crois, la plus pestilentielle et la plus fiévreuse du monde entier et a mérité de recevoir le nom de : Tombeau de l’Homme Blanc ! Ce n’était certes pas un rare événement que de voir les bateaux descendant du haut fleuve avec tous leurs blancs terrassés par la fièvre, la véritable fièvre hématurique »[20]. Les trafiquants d’Ivoire et de caoutchouc tels qu’Aloysius Horn face aux agressions de la chaleur, de l’humidité et des insectes découvrent une médecine des humeurs pour le traitement des vers, de quinquina comme remède des fièvres, mais aussi de médicaments naturels composés de matière blanche du criquet, de baies rouges, et de liane à eau. La jungle à sa manière réécrit les rencontres des Nymphes et des faunes :

pendant que le chef des Eningas s’occupait à chasser les esprits mauvais, le sorcier rusé, qui adorait le rhum dont je l’abreuvais libéralement, ne cessait de me raconter les guérisons miraculeuses qu’il avait faites ainsi que ses sortilèges. Sous l’influence de Bacchus il s’endormit profondément {...] Il réveilla alors le sorcier et comme celui-ci demandait un tonique, je lui en servi une forte lampée[21].

Les aventuriers ressentent également le frisson et la saisie des entrailles manifeste lors des cérémonies nocturnes et danses des Bushmen, où des ténèbres des fleuves turbides, des marais et du cœur de la forêt les esprits viennent posséder les corps. Les luths, les tam-tams, les cris accompagnent les contorsions, les tournoiements, les battements des pieds sur le sol, la danse du muscle… Le récit de Trader Horn fera une adaptation remarquée au cinéma par W. S. Van Dyke en 1931, anticipant son adaptation en 1932 de l’œuvre d’E. R. Burroughs : Tarzan l’homme singe ; ou encore le King Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack en 1933. Nombreux sont ceux à l’instar de J. H. Rosny Aîné, P. Boule, C. Doyle… qui poursuivront dans cette veine, dévoilant ainsi les mondes perdus de la nuit et leur primitivisme. Celui qui fera des ténèbres une quête absolue est certainement Joseph Conrad. Descendant le fleuve, Marlow dans son vapeur cabossé décrit comment l’humeur nocturne envahit l’échine de l’homme. Sous les coups de la chaleur et de l’humidité les hommes s’enfoncent au cœur des ténèbres et cèdent à leurs songes :

Il y avait des moments où l’on repensait au passé, comme cela arrive quand on n’a pas une minute à soi. Mais il ressurgissait sous forme d’un rêve troublant et bruyant, dont on se souvenait sans y croire dans cet étrange univers de plantes, d’eau et de silence, accablant de réalité. Et le silence de cette vie ne ressemblait en rien à la paix. C’était celui d’une force implacable couvant d’impénétrables dessins. Elle vous regardait avec ressentiment[22].

Cette expérience de face à face avec le mal tapis dans l’ombre inspirera Hannah Arendt, tout comme l’Apocalypse Now de Copola ou Agirre de Werner Herzog.

Mais le second régime de la nuit propose une version moins sombre de l’existence. Il est frappant de voir comment le monde des ténèbres va être réinvesti par les écrivains, les acteurs, les musiciens, les caveaux et les caves en une fête de la nuit où les humeurs coulent à flot. Le rhum, le gin et les cocktails ne sont pas sans rappeler les humeurs festives de la coloniale. À côté des viandes cuisinées de gibiers au sang noir[23] évoquant les chasses d’anthologie, les alcools se mélangent à la quinine thérapeutique dont est connaisseur L. F. Céline[24]. Les fièvres paludiques et possessions sauvages du sang animal deviennent ainsi des humeurs nocturnes prisées, favorisant la métamorphose de la nuit que chacun porte en soi. Ce mélange magique n’est pas sans rappeler le divin nectar nocturne d’éther et d’ambroisie qui assure l’immortalité.

C’est cette fièvre – thumos nyx – qui caractérise l’humeur et l’ambiance nocturne des années 1920. Aux fièvres agitées des traumatismes et stupeurs du soldat fort bien décrites dans l’œuvre de Malraux ou le Voyage au bout de la nuit de Céline, il convient de retourner à l’humeur primitive de la jungle et du marécage, de ré-enfièvrer la nuit.  Les rythmes primitifs du jazz, la culture nègre, les transes des dancings font déferler l’ambiance jungle dans les grandes métropoles urbaines. Le célèbre « Bal nègre » ouvert en 1924, précède le développement parisien des caveaux de jazz, dans le Marais et autour du Marais, se rappelant des exhalaisons du ventre de Paris. Non loin du « marais » émergent le Tabou, le Caveau de la Huchette, Le Vieux Colombier. Les enfants de Nyx, Ether, Hemera, Charon… viennent habiter ces lieux où l’Ambroisie coule à flots. On y célèbre la morsure du serpent noir dans le Black Snake Moan de Blind Lemon Jefferson, le Fever de Little Willie John, humeurs fiévreuses à la postérité jamais démentie. Comme le chante Peggy Lee en 1958 :

Everybody’s got the fever

That is sometin’ you all know

Fever isn’t a new thing

Fever started long time ago

Éprouver la touffeur des lieux de la nuit, ressentir la mouillure et transpiration commune des corps qui se frôlent et s’électrisent est caractéristique de cette fièvre sociale. En ces lieux cultes de la nuit les spectacles des corps et de leurs curiosités composent l’ambiance de l’époque. Le sang des boxeurs s’y échauffe et fait tourner les têtes. Jack London[25] fervent et passionné du ring puise ici une partie de ses histoires : La Brute des cavernes ou Une tranche de bifteck. R. E. Howard boxeur à ses heures transpose à son champion Steve Costigan le monde sauvage Cimmérien à la chute de l’Atlantide.

Comme en témoigne Boris Vian[26], le peuple des caves qui surgit après-guerre fait l’objet d’un double existentialisme, doux songe et faux mythe qui fait couler l’encre des voyeurs ; mais aussi part du diable[27] ou crypte du social qui se donne à vivre. Par-delà la polémique suscitée par le « sang noir » qui coule dans le corps de l’homme blanc[28], l’humeur nocturne dévoile le fonds bien vivant de l’Homme et de sa vitalité sociale.

Bibliographie  

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[1] DICKENS Ch., « Le retour de l’émigrant ou noël après quinze ans d’absence », in Les conteurs à la ronde, 1886, pp. 128-140.

[2] KRÉMER J-P., Les Fantômes victoriens, Paris, José Corti, 2000.

[3] FREUD S., L’inquiétant familier, Paris, Payot et Rivages, 2019 (1919).

[4] BACHELARD G., La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960, p. 177.

[5] BÉGUIN A., L’âme romantique et le rêve, Paris, José Corti, 1991, p. 91.

[6] BACHELARD G., L’eau et les rêves, Paris, José Corti, 1942, pp. 118-119.

[7] HÉSIODE, Théogonies. La naissance des dieux, Paris, Rivages, 1993.

[8] MAFFESOLI M., L’ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l’orgie, Paris, Méridiens, 1982.

[9] DELATTRE S., Les douze heures noires. La nuit à Paris au 19e siècle, Paris, Albin Michel, 2004.

[10] ROSS F. C. Ross et ROSS K. L., William Bouguereau, Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 2018.

[11] BACHELARD G., La terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1947, p. 127.

[12] CITATI P., La lumière de la nuit. Les grands mythes de l’histoire du monde, Paris, Gallimard, 2000.

[13] RICHARD J-P., L’univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 155.

[14] MILAN G., Les mardis de Stéphane Mallarmé, Nizet, 2008.

[15] MALLARMÉ S., L’après-midi d’un faune, Alphonse Derenne, 1876.

[16] HELL B., Le sang noir. Chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, Flammarion, 1994.

[17] RÉTIF DE LA BRETONNE N. E., Les nuits de Paris ou le Spectateur nocturne, Paris, Gallimard, 1986.

[18] BENJAMIN W., Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du socialisme, Paris, Payot, 1979.

[19] LE BRIS M. et BLANC-FRANCARD P., Les années jungles, Naïve, Paris, 2010.

[20] LEWIS E., Trader Horn. La Côte d’Ivoire aux temps héroïques, Paris, Stock, 1932.

[21] Idem., p. 117.

[22] CONRAD J., Le cœur des ténèbres, Paris, Le livre de poche, 2012, p. 91.

[23] Voir la belle analyse de Bertrand Hell, Le sang noir. Chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, Flammarion, 1994.

[24] Rappelons ici que le Docteur Destouches (dit Céline) publie en 1925 son étude intitulée : La quinine en thérapeutique. Signalons également que Céline comme Georges Bataille sont des résidents célèbres de Saint-Germain, expérimentant chacun à leur manière la « vérité de la nuit ». En outre, la thèse de médecine de Céline sur Semmelweis et les fièvres puerpérales ouvre la voie avec l’œuvre de Bataille à une anthropologie du bas, une véritable cryptologie sociale.

[25] LONDON J., Histoires de la boxe, Paris, UGE, 1976.

[26] VIAN B., Manuel de Saint-Germain-des-Prés, Paris, Pauvert, 1997 (1951).

[27] MAFFESOLI M., La part du diable. Précis de subversion postmoderne, Paris, Flammarion, 2002.

[28] VIAN B., J’irai cracher sur vos tombes, Paris, Christian Bourgois, 2020 (1946).

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Varia/ Les élus des orixás : esprits et affects dans la recherche ethnographique

Larissa Fontes

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