Par Carlotta Susca, éditrice et consultante éditoriale et Doctorante en littératures, langues et philologies modernes, Università degli Studi de Bari « Aldo Moro ».
Traduit par Jean-Luc Defromont.
Le libre arbitre du prédestiné
« Il y a une différence entre connaître le chemin et parcourir le chemin » dit Morpheus à Neo dans Matrix (1999). La trilogie des frères (désormais des sœurs) Wachowski est entièrement fondée sur le thème de l’opposition entre prédestination et libre arbitre. Le Prédestiné Neo est sans cesse appelé à opérer des choix susceptibles d’altérer le cours des événements : son libre arbitre est le seul facteur d’entropie en mesure de sauver la forteresse de Zion et de changer positivement le destin de l’humanité. La conscience de l’échec des cinq précédentes versions de lui-même, qui ont opté pour la solution la plus logique (accepter la destruction des êtres humains en échange de la possibilité d’en sauver certains), installe Neo dans un parcours préétabli dont il ne peut se libérer qu’en agissant à l’encontre de la logique. Il ne peut vaincre l’intelligence artificielle qu’avec ce qu’il y a de plus humain en lui : l’amour et la désobéissance.
D’autres personnages de romans, de séries télé et de graphic novels affrontent un parcours similaire d’autodétermination au sein de récits clos où le temps s’écoule de manière circulaire ; dans Matrix, les différentes versions de Neo sont confrontées au même trajet, alors que les voyageurs temporels sont pour leur part exposés au loop causal[1].
Si les auteurs, au moyen de l’utopie et de la dystopie, situent leurs histoires dans l’avenir afin de montrer comment pourrait fonctionner une société différente de la leur, le voyage dans le temps leur permet de focaliser l’attention sur l’individu. Quand ce n’est pas seulement le décor de l’histoire qui est situé dans l’avenir (dans un avenir possible, espéré ou craint) mais qu’un personnage se déplace dans le temps, le récit met aisément en valeur les réactions individuelles de dépaysement. La constante à laquelle le lecteur demeure attaché est le voyageur temporel, et les thématiques susceptibles de se développer à partir de ce parti pris intéressent la définition identitaire et le libre arbitre.
Dans certains cas, le loop causal fournit au personnage l’opportunité de mieux comprendre sa propre nature et permet aussi à l’auteur, à travers lui, de représenter métaphoriquement le voyage individuel de chacun de nous dans l’existence : chaque version de nous-mêmes constitue en effet une somme de choix accomplis en toute liberté, mais qui se sont cependant cristallisés dans la seule réalité possible. Le libre arbitre joue le rôle d’adjuvant de la prédestination ; si le parcours est moins clair dans la vraie vie, il devient paradigmatique dans la fiction.
On finit toujours par devenir soi-même : les personnages prisonniers du loop causal
Dans la nouvelle By His Bootstraps de Robert A. Heinlein[2], le protagoniste Bob Wilson prend conscience à la fin qu’il avait précédemment rencontré une version plus âgée de lui-même à son insu, autrement dit qu’il ne s’était pas reconnu dans l’homme qu’il est ensuite devenu et qui avait la barbe grisonnante et des rides. Comment est-ce possible ? Lui, il est jeune, ou du moins l’était-il au début du récit. Bob Wilson a une révélation : jusque-là, il a pensé qu’il grisonnait seulement parce qu’il avait passé des années à s’informer sur le monde du futur dans lequel il vivait, et que ses rides étaient seulement dues aux soucis qu’impliquaient ses responsabilités de gouvernant, mais dans ces seulement, il y a toute sa vie : une chaîne de digressions dont la somme constitue son existence.
Métaphoriquement, la prise de conscience du fait qu’on a déjà rencontré le moi futur et qu’on est devenu soi-même répond au processus de croissance, au cours duquel on se retrouve constamment dans des situations déjà vécues, mais vues sous des angles différents : la transmission de connaissances à l’école, en tant qu’élève puis que professeur, la parentalité, quand on passe du rôle d’enfant à celui de géniteur. On finit toujours par devenir soi-même, comme le rappelle le titre du livre-interview de David Lipsky consacré à David Foster Wallace[3].
En ce qui concerne le topos du voyage dans le temps, le processus signifiant du texte littéraire se construit par le biais d’un glissement. L’hyperbole est une des figures rhétoriques de la SF ; comme toute figure rhétorique, elle véhicule un message à propos de la réalité, même si elle la transfigure. Selon Victor Chklovski, l’effet d’étrangisation est une condition nécessaire de la signification littéraire :
Le poète opère ainsi un déplacement sémantique, il prend un concept de la chaîne de signification où il se trouvait, et il le transpose au moyen d’un mot (d’un trope) dans une autre chaîne de signification en nous rendant sensibles la nouveauté, la présence de l’objet dans une chaîne nouvelle[4].
Ainsi le voyage temporel devient-il parfois l’hyperbole du voyage individuel à travers l’existence. C’est le cas pour Bob Wilson, condamné qu’il est à répéter à l’infini ses actions en parcourant deux loops causals, dont l’un est plus bref, alors que l’autre embrasse sa vie entre l’âge de trente ans et la maturité ; bien qu’il rencontre au moins deux autres versions de lui-même, il est toutefois conscient de son unicité, car c’est son corps qui a traversé les années et c’est la somme de ses souvenirs qui le caractérise ; ses avatars ont accumulé moins d’expériences que lui, ou davantage, et il ne peut s’identifier à aucun d’eux : chaque Bob Wilson est authentique à sa façon, telles les versions précédentes de nous-mêmes photographiés à des âges différents.
Le Bob Wilson dont nous suivons le parcours dans « By His Bootstraps » n’est qu’une des nombreuses versions de lui-même soustraites à un continuum temporel replié sur soi : d’où vient en premier lieu sa connaissance de la langue de l’avenir, puisqu’il l’a apprise à partir d’un carnet de notes que sa version plus âgée lui a laissé et qu’il lègue à son tour au Bob Wilson suivant, dans une chaîne ininterrompue ? Le titre de la nouvelle de Heinlein se réfère à l’expression idiomatique américaine « to pull oneself up by one’s own bootstraps » (littéralement, se hisser soi-même par ses propres tirants de bottes), sans doute inspirée par un épisode des aventures du Baron de Münchhausen où celui-ci, se soulevant par les cheveux, parvient à se tirer tout seul des sables mouvants.
On retrouve les principaux thèmes de « By His Bootstraps » dans Doctor Who, cette série télé de SF d’une longévité sans pareille (1963-1989 ; 2005-en cours) ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un de ses scénaristes, Jamie Mathieson, a cité Robert A. Heinlein parmi ses auteurs de référence lors du salon de la BD Lucca Comics 2015. Mais contrairement à Bob Wilson, le Docteur est un Time Lord, un Seigneur du Temps, si bien que la circularité dans laquelle il se trouve engagé a une portée différente : au début du 4e épisode de la saison 9, le Docteur joue à la guitare électrique les premières notes de la Cinquième Symphonie de Beethoven et explique qu’il a voyagé jusqu’à l’Allemagne du XVIIIe siècle pour rencontrer son musicien préféré, mais qu’il s’est alors rendu compte que Beethoven n’était pas du tout compositeur. Ainsi a-t-il recopié pour lui toutes les partitions des œuvres qu’il avait apportées : en ce cas, qui les a vraiment composées ?
Il est aisé, ici, de distinguer entre réalité et fiction (entre le monde diégétique de la série télé et celui, extradiégétique, dans lequel Beethoven vécut) ; il n’en est pas de même pour les personnages dont le loop causal s’ancre entièrement dans un univers fictionnel où la ronde de causes et d’effets ne peut être interrompue simplement en séparant les récits de l’Histoire. Pour un personnage pris au piège dans une circularité temporelle, la seule réalité est celle du récit, et sa vie en dépend : la prédestination est une condition essentielle de son existence, vu que les actions précédentes d’autres versions de lui-même l’ont amené exactement là où il se trouve, et qu’il ne pourrait pas se trouver ailleurs.
La rupture du loop et le sacrifice de soi
Dans le roman graphique Patience (2016), Daniel Clowes construit une circularité temporelle pour son protagoniste, qui entreprend un voyage vers le passé afin d’empêcher la mort de sa femme. Pour éviter de la découvrir inanimée sur le sol de leur appartement en 2012, Jack Barlow trouve le moyen – en 2029, après des années d’une existence misérable et solitaire, sur laquelle pèse une accusation de meurtre – de revenir en 2006 pour filer Patience jeune (qui ne l’avait pas encore épousé ni même rencontré) en quête d’indices sur son futur meurtrier, dans l’espoir de conjurer ce qui a déjà eu lieu dans sa vie individuelle. Toutes les modalités de ses interactions avec son épouse (future ou défunte) coïncident parfaitement avec le passé secret de Patience : tout ce que Jack croit modifier, grâce à son libre arbitre et à son voyage dans le temps, a en fait eu lieu pour sa Patience (ce sont les événements dont elle a toujours refusé de lui parler), si bien que le cours de l’histoire reste d’abord inchangé.
Cependant, Jack Barlow parvient à empêcher la mort de sa femme : brisant le loop, il lui permet de poursuivre sa vie (et sa grossesse). Il assure aussi un avenir à Jack Barlow – mais à la version plus jeune de lui-même, qui n’a aucune conscience de tout ce que lui, en revanche, a dû affronter. Le hic, c’est que le Jack d’âge mûr, anomalie du système circulaire, facteur d’entropie comme Neo de Matrix, obtient ce qu’il veut, mais pas pour lui-même. Il sacrifie sa propre existence en faveur d’une version alternative de lui-même, qu’il a sans doute du mal à reconnaître, tel Bob Wilson. Il n’existe pas de salut pour le protagoniste que nous avons accompagné dans ses aventures temporelles, son sacrifice est altruiste et peu gratifiant pour lui-même (il espérait que le temps reparte, que quelque chose implose dans l’univers, mais il a vieilli entre-temps, exactement comme Bob Wilson, et sa vie n’a qu’une simple valeur de digression).
C’est également au sein d’une temporalité circulaire qu’a lieu le sacrifice d’Hodor, un personnage de Game of Thrones (2011-2019) qui acquiert une importance fondamentale lors de sa mort. Ce colosse au grand cœur, qui ne sait prononcer que son nom, semble d’abord avoir pour seule fonction de porter Bran Stark, son jeune maître paralysé. Mais son existence revêt soudain une tout autre importance dans le 5ème épisode de la Saison 4. Tandis qu’Hodor, s’arcboutant contre une porte, barre le passage à une armée de zombies et sauve ainsi la vie du jeune Starck, ce dernier est happé par un voyage temporel qui semble le placer, au début, dans une position de spectateur passif de certains événements du passé ; or Bran est soudain en mesure d’interagir avec le flux temporel. Dans le temps présent, leur compagne de voyage crie à Hodor « Hold the door ! » (Retiens la porte !). Par le biais du voyage de Bran dans le passé, le colosse adolescent (qui était alors doué de parole et répondait au nom de Wylis) entend cette voix impérative venue du futur et se met à répéter l’ordre donné en déformant progressivement les mots « Hold the door, hold the door… Hodor ». Wylis devient Hodor dans un loop causal où le présent influence le passé et contribue à déterminer tous les événements à venir, jusqu’à l’épisode où il se laisse mettre en pièces pour sauver Bran. La prédestination de Wylis est déterminée dans le présent à travers un voyage dans le passé ; toute la vie de Hodor s’est déroulée en conformité avec ce destin : il est devenu Hodor enfant parce qu’il a défendu cette porte à l’âge adulte.
Comme pour Jack Barlow, le sacrifice de Hodor contribue au bien-être d’autrui : dans ce cas, non d’une version différente de lui-même, mais de Westeros tout entier, ce continent imaginé par George R. R. Martin dans la série de romans de fantasy A Song Of Ice and Fire[5] dont a été tirée la série Game of Thrones. Hodor s’oppose en revanche au Docteur, car les événements de sa vie n’interfèrent pas avec l’Histoire : il n’y a pas d’ailleurs extradiégétique qui console le spectateur et lui permette de considérer le loop seulement comme un artifice narratif.
La condition des personnages pris au piège dans une ronde de causes et de conséquences inextricables ressemble en tout point à celle des êtres humains, qui effectuent des choix dictés par leur libre arbitre, mais dont les décisions, en se cristallisant, finissent par les faire devenir eux-mêmes, conformément à leur prédestination.
Neo, qui fait des choix différents par rapport aux versions précédentes de lui-même, sauve ainsi Zion. La différence, c’est qu’il est l’Élu : ainsi sa prédestination se réalise-t-elle pleinement dans un ordre supérieur des événements – ou du moins dans un ordre narratif. Pour autant que les personnages puissent prendre des décisions (difficiles et douloureuses) qui préservent leur liberté, une prophétie narrative oriente le cours de leurs existences, même celles dont le parcours est le plus accidenté : c’est à ce loop causal que l’Icare de Queneau[6] tente d’échapper – mais seulement parce que son auteur en a décidé ainsi.
Auteurs de leurs existences, les êtres humains sont personnages et deus ex machina : leur identité présente est inséparable de la somme de leurs choix passés, constamment redéfinie de la seule et unique façon qui fait d’eux, à chaque instant, la version présente d’eux-mêmes.
Bibliographie
CHKLOVSKI V., « L’architecture du récit et du roman », in Sur la théorie de la prose, Lausanne, Éditions l’Âge d’Homme, 1973.
CLOWES D., Patience, Seattle, Phantagraphics Books, 2016.
HEINLEIN R. A., « By His Bootstraps », in The Menace from Earth, New York, Gnome Press, 1959.
LIPSKY D., Although Of Course You End Up Becoming Yourself : A Road Trip with David Foster Wallace, New York, Broadway Books, 2010.
MARTIN G. R. R., A Song of Ice and Fire, New York, Bantam Books, 1996.
QUENEAU R., Le Vol d’Icare, Paris, Gallimard, 1968.
SMITH N. J. J., « Time Travel » in ZALTA E. N. (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Spring 2016 Edition), [en ligne].
Vidéographie
NEWSMAN S., WEBBER C. E., WILSON D., Doctor Who, Royaume-Uni, 2005 (nouvelle série).
BENIOFF D., WEISS D. B., Game of Thrones, USA, 2011.
WACHOWSKI L. & A., Matrix, USA-Australie, 1999.
[1] « Le voyage à rebours dans le temps ménage apparemment la possibilité de loops causaux, où les choses viennent de nulle part. Les choses en question peuvent être des objets [ou bien] des informations : imaginez un voyageur temporel expliquant à une version plus jeune de lui-même la théorie qui sous-tend le voyage dans le temps : une théorie que lui-même ne connaît que parce qu’elle lui a été expliquée dans sa jeunesse par la version plus âgée de lui-même, qui a voyagé dans le temps », Smith, N. J. J., « Time Travel », [en ligne], in ZALTA E. N. (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Spring 2016 Edition), [consulté le 13/12/2016].
[2] Heinlein, R. A., « By His Bootstraps », in The Menace from Earth, Gnome Press, New York, 1959.
[3] Lipsky D., Although Of Course You End Up Becoming Yourself : A Road Trip with David Foster Wallace, Broadway Books, New York, 2010.
[4] Chklovski V., « L’architecture du récit et du roman », in Sur la théorie de la prose, Éditions l’Âge d’Homme, Lausanne, 1973, pp. 94-95.
[5] Martin G. R. R., A Song of Ice and Fire, Bantam Books, New York, 1996.
[6] Cf. Queneau R., Le Vol d’Icare, Gallimard, Paris, 1968.